Vous avez commencé votre carrière de chercheuse à l’Université Rennes 2. Pourquoi avoir choisi des études d’anglais ?
Eh oui, je suis un pur produit Rennes 2 ! [rires] J’aimais la langue anglaise et la culture, j’ai hésité avec la sociologie et finalement c’est le caractère assez pluriel des études anglophones qui m’a plu. Plusieurs approches se croisent : la linguistique, la littérature, la civilisation, etc.
Qu’est-ce qui vous a attirée vers la recherche ?
Depuis l’adolescence, je m’intéresse aux questions des rapports avec les autres animaux. Les études anglophones m’ont permis d’allier mon intérêt personnel pour cette question et mon goût pour le travail académique puisque la Grande-Bretagne est un pays précurseur en la matière. En master, je me suis intéressée au XIXe siècle britannique, justement la période où le pays a commencé à s’organiser sur le sujet, cela offrait donc de nombreuses perspectives de recherches intéressantes.
En quoi consiste le projet de recherche pour lequel vous êtes nommée membre Senior de l'Institut universitaire de France (IUF) à compter du 1er octobre 2023 ?
C’est un projet en trois parties intitulé “Études animales : structuration, théorisation, accompagnement des changements sociétaux”. La première partie concerne la structuration du champ francophone sur cette question, un champ encore jeune et récent par rapport aux pays anglophones. Avec l’économiste Romain Espinosa et deux éthologues, Élise Huchard et Cédric Sueur, nous avons créé en mai 2023 un réseau CNRS interdisciplinaire qui rassemble des chercheur·ses travaillant sur la condition animale. Le but est donc de l’animer en organisant notamment un séminaire et une journée d’études annuelle, qui se tiendra en mai 2024 à Rennes 2.
La partie “théorisation” consiste en la publication de deux ouvrages. Considérer les animaux. Une approche zooinclusive (PUF) paraît mi-septembre, et je travaille sur un autre livre, cette fois à destination des étudiant·es, sur les études animales critiques. Là où les études animales s'intéressent aux relations entre les humains et les autres animaux, et à leurs représentations dans différents champs [voir Introduction aux études animales (PUF), ndlr], les études animales critiques se concentrent plus particulièrement sur les ressorts sur lesquelles ces relations s’appuient et notamment aux relations de domination, de pouvoir et de violence exercées sur les autres animaux, ainsi qu’aux liens avec les autres types de relations interhumaines ou avec l'environnement (genre, etc.). De nombreux·ses étudiant·es qui me contactent pour encadrer des travaux de recherche s’orientent sur ces questions d’intersectionnalité, de domination ; je constate un intérêt fort de leur part et peu de publications en français sur le sujet donc je souhaitais proposer un ouvrage qui offre un panorama.
Avec la troisième partie, je propose de faire le lien avec les demandes sociétales qui viennent du milieu politique, artistique, de l’enseignement, etc. en leur mettant à disposition des outils. L’un de mes projets est de faire des capsules vidéo facilement exploitables en classe ou ailleurs vulgarisant la recherche récente sur ces questions. Nous avons en France des chercheur·ses qui font un travail de pointe sur ces questions que nous pouvons solliciter pour expliquer des sujets très précis en lien avec la condition animale. Par exemple, expliquer des notions comme l’anthropocentrisme, les grands enjeux de la politique urbaine et de la cohabitation avec les animaux sauvages, les animaux dans le langage, etc.
L’IUF soutient des projets interdisciplinaires et mon projet l’est résolument puisqu’il intègre de la philosophie, de l’histoire, des sciences du langage, des sciences politiques, etc. En tant qu’angliciste, j'ai l'habitude de manier la pluridisciplinarité.
Qu’est-ce que la “zooinclusivité” ?
C’est une approche que j’ai développée justement pour accompagner des projets dans différents secteurs autour de la condition animale, parce que je ne savais pas très bien quelle approche existante mobiliser. Elle s’inscrit dans le champ de l’animalisme, qui fait valoir les intérêts des autres animaux, mais de manière plus précise. Je ne voulais pas utiliser le terme de “bien-être animal”, car il a été détourné de son sens premier et est principalement utilisé dans les lieux où les animaux sont exploités. On en parle par exemple en élevage intensif pour qualifier la pratique du débecquage de poulets ou dindes, car cela est censé éviter le cannibalisme ou qu’elles ne se piquent les plumes, mais ces animaux ont ces comportements parce qu’ils sont confinés, et donc ne sont pas dans des conditions de bien-être. Une autre approche, l’antispécisme, s'oppose au spécisme, c’est-à-dire à la discrimination arbitraire fondée sur l’espèce à laquelle sont assignés les individus. C’est une approche d’opposition, et je voulais une approche plus positive, inclusive : l’idée de la zooinclusivité est d’amener les animaux dans notre sphère, de les inclure dans notre façon de regarder le monde, de penser à eux et de les voir, tout simplement. Une dernière approche est le véganisme, que l’on peut considérer comme l’aboutissement de la démarche végétarienne, tandis que la zooinclusivité admet une gradation ; elle s’applique à différents niveaux et peut porter sur certaines sphères seulement : l’alimentation, le divertissement, l’habillement, les enseignements, etc. Le livre propose un appareillage théorique puis un catalogue de pratiques au niveau individuel, collectif et des politiques publiques.
Comment avez-vous vécu la nomination à l’IUF ?
J’étais un peu stupéfaite ! Le dossier de candidature demandé était très fourni et je n’y croyais pas vraiment, quand je l’ai déposé… J’ai mis un certain temps avant de réaliser quand j’ai eu la bonne nouvelle. C’était une grande et très heureuse surprise.
Qu’est-ce que cette nomination va vous permettre ?
Elle permet d’avoir une décharge d’enseignement importante (des deux tiers) ainsi qu’un budget annuel de 15 000 euros pour réaliser le projet, sur une délégation de 5 ans. Les chercheur·ses IUF restent dans leur université, je vais donc réaliser mon projet avec l’appui des services de Rennes 2.
Vous êtes également à l’origine d’une formation de Rennes 2 unique en France, le DU (diplôme universitaire) Animaux et Société.
Le DU m’a justement donné l’idée qu’un projet de recherche de grande envergure en études animales était possible aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas il y a 5 ans. La pluralité des profils des étudiant·es du DU, venant des secteurs éducatifs, culturels, politiques, etc. montre que l'intérêt pour la condition animale et les relations avec les autres animaux est fort, et que l’on a besoin d’un éclairage interdisciplinaire. Depuis 4 ans que le DU existe, j’observe un vrai renforcement de la question en politique, au niveau des municipalités et au niveau national également.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?
C’est de pouvoir mettre à profit les connaissances acquises toutes ces années et les lectures dans le champ des études animales, au sein de ma communauté scientifique et également au-delà. La recherche permet de nourrir les débats sociétaux et les enseignements et cette articulation science-société me plait beaucoup et me fait penser que mon travail est utile.