Date de publication
14 novembre 2023
modifié le

“Les femmes qui n’ont pas connu de violences sont des exceptions”

Le laboratoire Valeurs, innovations, politiques, socialisations et sports (VIPS2) et la Fédération Régionale des Centres d'information des droits des femmes et des familles (FR-CIDFF) de Bretagne ont remporté en février 2022 un appel d’offres de la Région Bretagne pour un projet de recherche. Point d’étape sur cette collaboration inédite avec Gaëlle Sempé, enseignante-chercheuse et responsable scientifique du projet, qui le présentera lors du Mardi de l’égalité du 21 novembre 2023. Voir la conférence en ligne.

 

portrait de Gaelle Sempe

Pouvez-vous nous rappeler le point de départ du projet et son objet d’études ?

C'est le fruit du travail de la mission Univer.Cité, dont l'objectif vise à rapprocher les actrices et acteurs de la société civile et les chercheuses et chercheurs. Il y a eu tout une recherche d'identification à partir de nos problématiques par Iris Bouchonnet, alors ingénieure d'intermédiation, et Leszek Brogowski, alors vice-président Science et société à l’Université Rennes 2, qui, connaissant bien le laboratoire VIPS2, nous ont sollicitées pour participer à des réunions d'interconnaissance avec les CIDFF de Bretagne. Dans les échanges, nous nous sommes retrouvées autour d’un socle de valeurs communes et d'un engagement militant, pour la poursuite de l’égalité et la lutte contre les violences faites aux femmes. Les CIDFF de Bretagne œuvrent à l'autonomisation des femmes par l'emploi et par le droit. Ils ont une prise en charge globale de l'individu qui fait écho à notre approche sociologique de l'individu, et tout cela converge pour rendre compte de processus d’autonomisation complexes au cœur de l’accompagnement associatif au prisme de trajectoires de vie de femmes plurielles et marquées par différents rapports d’oppression.

Les CIDFF de Bretagne ont constaté que la parole des femmes, - leur vécu, leur expérience, leurs témoignages -, se perd dans les méandres de la prise en charge. Par ailleurs, pour comprendre finement cette parole, ils souhaitaient analyser les effets de leur action dans une démarche qualitative. L'évaluation des politiques publiques quantitatives atteint ses limites quand il s'agit de montrer des processus plus complexes, notamment sur l'insertion ou sur le développement de la capacité d’agir des individus. Avec des publics en situation de vulnérabilité, les transformations prennent du temps, elles ne sont pas linéaires et ne sont pas forcément visibles à l'œil nu. Il se trouve que précisément, notre laboratoire défend l'analyse des dispositifs éducatifs dans une démarche qualitative.

Nous avons donc co-construit puis déposé rapidement le projet AP FEMMES (L’Appropriation de la connaissance de la Parole des Femmes et de leur pouvoir d’agir) et il a été lauréat d’un appel d’offres de la Région Bretagne. Le laboratoire et la FR-CIDFF ont obtenu un financement à hauteur de 40% du coût total du projet.

Comment s’est déroulé le projet depuis son lancement ?

Nous avons commencé le projet en février 2022. Nous avons eu recours à trois outils. Premièrement, l’observation ethnographique, qui consiste à s’immerger dans les dispositifs d’accompagnement (permanences juridiques et emploi, suivis individuels et accompagnements collectifs, etc.). Le corpus de données est principalement constitué de carnets de notes ethnographiques. Deuxièmement, nous avons mené des entretiens biographiques. Nous avons suivi un grand nombre de femmes lors des accompagnements du CIDFF pendant un an et demi et parmi elles, nous avons rencontré une trentaine de femmes en entretien, une à deux fois (à environ un an d’intervalle pour un tiers de l’échantillon), ainsi qu’une partie de l’équipe de professionnelles dans différents dispositifs. Enfin, nous avons utilisé la sociologie visuelle, qui est une méthode d’élicitation à partir de photographies. Nous avons ainsi demandé à des femmes d’amener à l’entretien 5 photos représentant des moments de bonheur. Leur sélection va révéler un prisme dominant souvent éclairant pour les problématiques et difficultés qu’elles traversent, en l’occurrence la famille, la parentalité et les charges domestiques, la conjugalité, les conditions matérielles et culturelles d’existence, etc.… C’est une manière efficace de libérer le discours sur leur vision du monde, leur rapport aux institutions, au genre et aux hommes, au temps, mais aussi le discours sur elles-mêmes, leur image, leur rapport au corps. Par exemple, lorsqu’on leur demandait d’amener une photo d’elles, c’était compliqué voire parfois juste impossible. L’exercice revélant régulièrement des difficultés à se centrer sur soi et davantage encore à se valoriser. Nous leur avons également demandé de commenter des images extraites de bandes dessinées, qu’il était possible d’interpréter de façons complètement différentes voire opposées, pour libérer la parole sur les violences notamment.

Actuellement, nous sommes dans l’analyse de ces données, à partir desquelles nous construisons des portraits de femmes, en partant de la trajectoire biographique jusqu’à déployer une vision plus analytique de ce que l’accompagnement des CIDFF a produit dans leur vie, ce que ça a transformé - ou non.

Quels éléments sont ressortis de votre analyse ?

Difficile d’avoir un propos global considérant la singularité des parcours de vie étudiés et la complexité des processus de socialisation. Si les trajectoires de vie de ces femmes ont en commun d’être heurtées, notamment par les violences de genre, elles sont vécues de façon singulière. Il en va de même pour l’accompagnement des CIDFF dont les femmes ne se saisissent pas toutes de la même manière, pas dans la même temporalité, ni à partir des mêmes ressources. Nous pouvons quand même redire qu’une première donnée saillante concerne les violences. Quelle que soit la porte par laquelle ces femmes entrent au CIDFF, c’est-à-dire même lorsqu’elles arrivent pour des questions d’accès à l’emploi, leurs histoires se racontent par des violences. Des violences de nature et d’envergures différentes selon les expériences mais souvent plurielles et répétées. En particulier dans le cadre intrafamilial ou au travail. Les femmes qui n’en ont pas connues sont des exceptions parmi notre échantillon. Ensuite, une autre donnée importante que nous n’avions pas identifiée en amont, et qui fait partie des éléments à intégrer dans l’accompagnement, c’est la santé. De nombreuses femmes sont empêchées dans leurs capacités à se défendre et à revenir à l’emploi par des troubles physiques ou psychiques, conséquence d’ailleurs pour certaines d’entre elles des violences vécues, pour d’autres d’une situation d’isolement et/ou de conditions précaires d’existence.

Un troisième élément, bien connu en sociologie, est la question de la dotation culturelle. À leurs difficultés en tant que femme, selon leur tranche d’âge, leurs origines et couleur de peau, s’ajoute celles de la classe sociale - c’est donc selon un prisme intersectionnel qu’il convient d’aborder leurs trajectoires. Celles fortement dotées culturellement et entourées socialement parviennent davantage à se saisir des dispositifs, voire à se reconstruire comme « sujet », et à sortir finalement plus rapidement de l’accompagnement. Prenons l’exemple de Martine. C’est une femme qui a eu une carrière professionnelle riche de plusieurs emplois, de reconversions, avec des parents insérés socialement. Elle a vécu des épreuves aussi, des violences sexuelles jeune et des violences sexistes au travail, mais elle a rebondi grâce à l’un des dispositifs du CIDFF notamment en s’insérant dans une association en tant que membre d’un conseil d’administration. Cet engagement ayant pour effet non seulement un retour à une activité – bien que bénévole - et une sortie de l’accompagnement, mais cela a conduit plus foncièrement à lui redonner « une valeur » nous dit-elle, une forme de légitimité. Pour finir le travail montre qu’elle s’est radicalement transformée. Enfin, une dernière donnée marquante est l’impact du territoire, notamment autour des questions de la ruralité et de la mobilité, sur les possibilités d’autonomisation de ces femmes.

Votre projet comporte une dimension “formation”, comment s’est-elle concrétisée ?

Notre équipe de recherche a embarqué trois étudiantes stagiaires dans l’étude. Elles ont pu participer à toutes les étapes du projet et cela s’est bien passé puisqu'elles souhaitent toutes continuer sur cette voie. L’autre ambition est de former les étudiantes et étudiants du master DISC aux problématiques des violences sexistes et sexuelles et aux dispositifs d’accompagnement de femmes en situation de vulnérabilité. Réciproquement, le CIDFF nous invite à ses séminaires pour leur apporter des informations et notre analyse, ainsi qu’à d’autres événements comme le 50e anniversaire de la Fédération Nationale des CIDFF. Je ne crois pas me tromper en disant qu’il y a une forte volonté des deux côtés pour poursuivre cette collaboration.

Quelles sont justement les prochaines étapes du projet ?

Le projet AP Femmes doit s’achever en février 2024, après une phase d’analyse et d’écriture. Nous recherchons actuellement activement des fonds pour lui donner une suite, sous la forme d’une œuvre artistique qui donnerait vie à ces portraits de femmes par exemple, et/ou la poursuite d’un travail de recherche en territoires ruraux comme le Finistère ou le Morbihan. En effet, dans ces territoires, il n’est pas évident d’aller frapper à la porte d’une institution estampillée venant en aide aux femmes victimes de violences, donc il existe d’autres dispositifs, itinérants (une camionnette par exemple) ou d’alertes par téléphone. L’idée serait là aussi de démontrer leurs effets sur la vie des femmes.

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