Photo : Vincent Michel/Ouest France.
Comment en êtes-vous venue à travailler sur ce sujet de la répression de la sexualité des Françaises et Français ?
J’avais déjà travaillé sur ce sujet quand j’étais étudiante. Mon mémoire de maîtrise portait sur les "Repopulateurs", un mouvement qui, au sortir de la première guerre mondiale, a oeuvré pour un durcissement de la législation réprimant l’avortement et ce qu’on appelle aujourd’hui la contraception (que la loi qualifiait alors de "propagande anticonceptionnelle"). Et puis Pierre Fournié et moi avions déjà travaillé ensemble pour L’Iconoclaste : nous avions monté l’exposition Présumées coupables aux Archives nationales, qui a accueilli plus de 60 000 visiteurs, et dont nous avons fait un livre éponyme sur la question des femmes en justice. La fondatrice de cette maison d’édition, Sophie de Sivry, décédée en juin dernier, nous a proposé de travailler sur la sexualité et son contrôle social.
Vous avez mené pour cet ouvrage un travail inédit de grande ampleur, avec l’exploration de milliers de dossiers : comment avez-vous procédé ?
L’intérêt pour nous n’était pas de faire une histoire de la sexualité en France, cela existe déjà. Nous voulions vraiment montrer des documents d’archives, partager avec le grand public cette matière première sur laquelle les historiennes et historiens travaillent, et ne pas produire seulement une analyse ou un récit médiatisé mais une rencontre directe avec les sources. Nous avons suivi un plan chronologique pour la construction de l’ouvrage, avec des entrées thématiques au sein de chacune des trois parties. Je suis spécialiste de la période contemporaine tandis que Pierre Fournié est familier de documents beaucoup plus anciens, donc nos compétences et connaissances sont complémentaires. Nous avions déjà repéré un certain nombre de dossiers intéressants lors de notre travail sur Présumées coupables. Nous avons eu à cœur de dresser un panorama de différentes situations : en allant chercher des documents dans des territoires partout en France métropolitaine - en Bretagne, dans le Var, à Paris, à Lyon, etc.- ; en croisant des sources à la fois judiciaires, médicales, du for privé (correspondances, journaux intimes, etc.) ; en présentant à la fois des histoires célèbres et d’autres complètement méconnues du grand public ; des histoires de femmes et d’hommes, tout en sortant d’une vision hétérocentrée de la sexualité. Notre idée était vraiment d’approcher les sexualités dans leur diversité, et de restituer certes une parole normative, mais aussi plus intime : celle des personnes confrontées à ces prescriptions normatives en matière de sexualité. Nous avons également voulu accorder une attention particulière à la prise en compte des violences sexistes et sexuelles (VSS).
Justement, comment les VSS ont-elles été historiquement prises en compte par la loi française ?
Cette prise en compte des VSS dans le droit a énormément varié. Si je prends le cas du crime de viol : cette catégorie juridique n’existait pas dans le code pénal en France avant 1791. Auparavant, était utilisé à la place un terme avec une signification plus large, le rapt. Mais le rapt est un crime qui porte préjudice à toute une famille, donc d’une autre dimension - car lorsqu’on rapte une femme, cela signifie qu’elle n’est plus vierge avant le mariage et donc qu’elle perd en valeur sur le marché matrimonial. Par ailleurs, un rapt peut signifier un enlèvement et un viol mais aussi un enlèvement organisé par une femme qui souhaite échapper à un mariage décidé par sa famille, ce qui montre que le viol est noyé dans ce terme très vaste. En 1791, la définition juridique évolue et il devient un crime commis contre les personnes, ce qui pose un jalon, même si les mentalités n'évoluent pas à la même vitesse. Différentes lois et jurisprudences vont venir compléter ce texte avec notamment le critère d’âge, et beaucoup plus récemment des points de précision (comme la menace, la contrainte et la surprise) ou des pénétrations autres que génitales. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il faut attendre la loi de 1980 pour que le viol soit clairement défini comme un acte de pénétration sexuelle. Avant ce texte, la loi ne comporte pas de définition explicite du viol : il est question d’abuser une victime sans plus de précision ; il revient donc aux juges d’apprécier les faits. Le viol est en outre placé dans la catégorie juridique des « atteintes aux mœurs », dans laquelle figure par exemple l’adultère. Le code pénal de 1810 introduit une nouveauté : la loi sanctionne ainsi désormais l’intention sexuelle criminelle.
Cette loi de 1980 fait suite à des mobilisations féministes importantes, notamment dans le cadre du procès du viol collectif d’Anne Tonglet et d’Araceli Castellano. L'association Choisir la cause des femmes, fondée par l’avocate Gisèle Halimi et la philosophe Simone de Beauvoir, va obtenir la requalification en viol des faits et le renvoi de l’affaire aux assises ; et cela va entraîner sur un relais parlementaire de Brigitte Gros, qui dépose donc un texte permettant de définir explicitement le viol comme acte de pénétration.
Nous voulions aussi montrer la façon dont la justice a pris ou non en considération la parole des victimes. Si la loi existe, les citoyennes et citoyens ne s’en saisissent pas pour autant, le nombre de plaintes pour violences sexuelles au 19e siècle est extrêmement faible, dans un ordre de grandeur dérisoire par rapport à la réalité. À cette époque, la parole de la victime ne suffit pas - ce n’est pas toujours pas suffisamment le cas, mais cela a évolué. Dans les procédures, pour que leur déposition soit prise au sérieux et espérer obtenir condamnation, les femmes doivent pouvoir fournir des vêtements souillés de sang ou de sperme, faire état de blessures ou de traces de lutte physique. Le traité du professeur de médecine légale Paul Brouardel, membre de l’Académie de sciences et de l’Académie de médecine indique ainsi en 1909 que "si l’acte a pu être commis, c’est que la femme ne s’est pas défendue", et que donc, d’une certaine façon, elle a consenti.
© Man Ray, Lee Miller embrassant une femme, vers 1930. Paris, Centre Pompidou - Musée national d’art moderne.
Sur quel aspect la sexualité a-t-elle le plus évolué ?
Jusque dans les années 1960-70, la fonction de la sexualité est globalement pensée comme une pratique dont la finalité est la procréation dans le cadre de la famille. Cette conception traditionnelle fait que la morale sexuelle n’est pas la même pour les hommes et les femmes, avec derrière l’enjeu de la naissance d’enfants illégitimes, c’est-à-dire nés en dehors du cadre du mariage. Toutefois, des partisans du contrôle des naissances, femmes et hommes, ont œuvré à la diffusion de leurs idées et des moyens contraceptifs de façon clandestine, s’exposant ainsi à des poursuites judiciaires. La distinction juridique entre les enfants dits "naturels" et légitimes va perdurer jusqu’aux début des années 1970 en France. À partir des années 1960, une rupture fondamentale s’opère à la faveur de mobilisations féministes, d’avancées techniques, médicales et juridiques avec l’autorisation, en France, de la contraception : il est désormais légal de dissocier la sexualité de la procréation. C’est une profonde révolution, en particulier pour les femmes. Aujourd’hui, près de 60 % des naissances surviennent en dehors du mariage, qui n’est donc plus l’horizon obligatoire de constitution des familles, alors qu’elles n’en représentaient que 6 % en 1972. La société française a donc connu une évolution rapide et récente de ce point de vue-là. À travers les lois Neuwirth qui autorise la contraception en 1967, et la loi Veil légalisant l’avortement en 1975, cette dissociation a entraîné une véritable révolution : le desserrement du contrôle moral en matière de sexualité.
Est-ce que le droit est plus égalitaire aujourd’hui que par le passé ?
Les textes sont plus égalitaires. Dans le cadre conjugal, les droits et devoirs des époux sont les mêmes aujourd’hui. En outre, depuis 1982, le droit français ne comporte plus de discrimination basée sur la sexualité ; c’est à cette date qu’a été supprimée une disposition introduite sous le régime de Vichy : l’âge de la “majorité sexuelle” pour les relations entre personnes de sexe opposé (15 ans) et de même sexe (21 ans). Mais cela ne veut pas dire que l’application des lois est égalitaire et que les inégalités et discriminations ont disparu. En matière de violences sexuelles, il est beaucoup question aujourd’hui de "libération de la parole". C’est à nuancer : certes, les victimes dénoncent plus souvent leurs agresseurs si l’on en juge par l’augmentation du nombre de faits portés à la connaissance de la justice, mais il s’agit aussi et surtout d’une diminution de la surdité et de la cécité à ce sujet. Il n’est pas nouveau que les victimes parlent, que ce soit dans la sphère privée ou dans un cadre judiciaire ; la différence c’est qu’il existe aujourd’hui un espace plus important pour recevoir cette parole. Toutefois, si le nombre de plaintes pour violences sexuelles est plus élevé aujourd’hui, la proportion de celles qui aboutissent à une condamnation reste très faible. Le dernier rapport de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) est à ce sujet particulièrement accablant en matière de violences sexuelles intrafamiliales.
Comment expliquez-vous que l’application des lois ne soit pas plus satisfaisante en ce qui concerne les violences faites aux femmes ?
Cela tient à plusieurs facteurs. Dans les procédures de viols et d’agressions sexuelles, les preuves matérielles sont rares : c’est donc souvent parole contre parole. De plus, les plaintes interviennent souvent plusieurs années après les faits. Surtout, le droit considère que le doute doit bénéficier à l’accusé - un principe que je ne remets pas en cause – ce qui explique de nombreux classements sans suite et non condamnation au motif que l’infraction n'est pas suffisamment caractérisée. Et puis, il existe des juridictions dans lesquelles les victimes sont correctement accueillies et accompagnées, et d’autres moins. La sexualité peut donc être un espace de liberté, de plaisir et de découverte, mais aussi un espace de contrainte et de souffrance. C’était important pour Pierre Fournié et moi-même d’évoquer ces deux dimensions dans notre travail.