Date de publication
5 décembre 2022
modifié le

Géraldine Le Roux : “Nous avons vécu un extraordinaire huis-clos nautique”

Invitée du Mardi de l’égalité du 6 décembre 2022, l’anthropologue et co-directrice du département d’ethnologie de l’université de Bretagne Occidentale nous emmène à bord d’un tour du monde en voilier avec un équipage 100% féminin dédié à l’étude et à la lutte contre la pollution plastique. Voir la conférence en ligne.

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Géraldine Le Roux
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Géraldine Le Roux à bord du TravelEdge, un voilier de 72 pieds. © Bonita Barker

Comment en êtes-vous venue à travailler sur le monde marin et le recyclage artistique des déchets ?

Je mène un travail d‘anthropologue sur les arts aborigènes et océaniens, et je suis également commissaire d’exposition. J’ai eu un jour un coup de cœur pour une œuvre étonnante et hybride, faite de déchets marins, qui relève de ce qu’on appelle l’art des ghostnets. C’est un mouvement artistique qui a émergé en Australie il y a près de dix ans et s’est diffusé dans le monde entier. Ce sont des œuvres faites principalement à partir de “filets-fantômes”, un terme désignant spécifiquement des engins de pêche perdus, abandonnés ou délestés en mer. Ces œuvres sont généralement produites pour le marché de l’art par des artistes (individuellement ou regroupés en collectif comme cela se fait beaucoup en Australie) qui défont complètement le filet trouvé, et en extraient des fibres qui vont être cousues, tressées, etc. Il y a l’idée de déconstruire pour reconstruire autrement. Il existe des productions monumentales, comme ce crocodile de 11 mètres de long : dans ce cas, le filet est utilisé dans son intégralité pour recouvrir une armature telle une seconde peau. Tout un bestiaire d’animaux menacés par ces déchets marins est représenté, mais pas seulement ; on retrouve des coiffes et des objets rituels et même un monument commémoratif : tout un patrimoine matériel et immatériel est réinterprété et contribue à maintenir et transmettre des savoir-faire liés à la protection de l’environnement. 

Interloquée et touchée, j’ai eu envie d’en apprendre plus, donc j’ai tiré le fil. J’ai ainsi mené des enquêtes durant une dizaine d’années auprès de pêcheurs et de pêcheuses, d’artistes, d’éco-gardes, de promeneurs et promeneuses occasionnel·le·s qui ramassent ces déchets marins, d’abord en Australie puis au fil de mes terrains ailleurs dans le monde, et notamment en Bretagne où je vis. Ce travail donne lieu à la publication d’un livre le 16 décembre 2022, L’art des ghostnets. Approche anthropologique et esthétique des filets-fantômes, aux presses du Muséum national d’histoire naturelle (premier prix d’aide à l’édition du Musée du quai Branly – Jacques Chirac, 2019). Il s’agit de questionner nos relations sensorielles, presque affectives à ces déchets et in fine, d’interroger la place du plastique dans le monde.

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une sculpture de crocodile faite de filets de pêche
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Crocodile, 2011, œuvre collaborative (Frank Petero, Georgia Curry, Angela Torenbeek, Jimmy K. Thaiday, Cecile Williams, Karen Hethey, Sue Ryan, Greg Adams, Riki Gunn et Jen Goldberg)  © Kerry Trapnell & GhostNets Australia

Pouvez-vous nous parler de la dimension éco-féministe de vos travaux ?

Après m’être plongée pendant des années dans la littérature scientifique sur cette pollution invisible, j’ai voulu vivre personnellement cette expérience de traverser le “7ème continent” de plastique marin. On sait que lorsque ce plastique se dégrade, il produit des polluants organiques persistants qui se diffusent partout dans le monde et non seulement s’accumulent, mais se transmettent d’un organisme à un autre le long de la chaîne alimentaire mais aussi, c’est une idée de plus en plus travaillée en écotoxicologie, d’une génération à une autre : cela soulève des questions d’un point de vue sociétal et féminin. De plus, les femmes sont sous-représentées dans le domaine des sciences, technologies, ingénierie et mathématiques mais également dans le monde de la mer. Cela a récemment fait l’actualité avec le départ de 7 femmes pour la Route du rhum 2022 ; même en France où la présence des femmes dans ce secteur est importante, c’est souvent à des postes d’accueil ou de service, elles sont rarement skippeuses ou porteuses de projet. C’est donc de ces constats qu’est né le projet de science participative eXXpedition.

Qu’est-ce que le projet eXXpedition ?

C’est un tour du monde en voilier avec un équipage 100% féminin dédié à l’étude et à la lutte contre la pollution plastique, qui s’est déroulé en 2020. L’expédition visait à constituer une communauté d’ambassadrices, à montrer qu’il est possible que des femmes mènent des recherches tout en portant un projet de navigation, en faisant face aux aléas climatiques et aux imprévus. 10 000 femmes ont postulé pour participer à ce projet ! Le tour du monde a donc été divisé en tronçons pour permettre de changer d’équipage à chaque étape et d’embarquer au total 300 femmes. Les profils étaient très variés et complémentaires en termes de point de vue sur la question des déchets. Sur le tronçon auquel j’ai participé en tant qu’universitaire en sciences humaines et sociales, nous étions 14 femmes dont une jeune vidéaste française, une ancienne mannequin grande taille formée à la biologie marine, exubérante et passionnée de baleines, une infirmière qui avait travaillé à la City dans une vie antérieure et s’était formée seule à la navigation, des femmes du secteur de l’économie sociale et solidaire, etc. Des femmes très inspirantes ! Nous sommes en plus parties au moment où l’état de pandémie mondiale a été déclaré et durant 3 semaines, nous avons navigué au large de pays qui fermaient leurs frontières les uns après les autres. Lorsque je suis rentrée me confiner en Bretagne, j’ai eu envie de raconter cet extraordinaire huis-clos nautique, ainsi que la sororité et la bienveillance entre nous qui nous a aidé à faire face à cette situation unique, les dynamiques pour assurer les obligations de la navigation et le planning d’opérations scientifique au quotidien. C’était fatiguant, émotionnellement très prenant mais une expérience absolument incroyable et inoubliable, dont j’ai fait le récit dans Sea-Sisters. Un équipage féminin à l’épreuve de la pollution (2021, Indigène éditions), qui a obtenu le prix du “Livre engagé pour la planète” du festival du livre de Mouans-Sartoux.

 

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L'équipage du projet Exxpedition à bord d'un voilier
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Une journée comme une autre sur le pont, entre opération scientifique, prises de vue photographique, navigation et discussions informelles © Kristine Berg

En quoi consistaient les opérations scientifiques ?

Le projet eXXpedition est la première étude holistique du plastique, avec des protocoles scientifiques élaborés par les grands spécialistes Jenna Jambeck et Richard Thompson. Nous avons mené des observations, sur terre - comptage des déchets sur certains sites littoraux par exemple, étude des modes de vie urbains, des infrastructures permettant de gérer les déchets quotidiens, entretiens avec des personnes sur les côtes impactées, etc. - et également en mer : nous avons collecté des échantillons d’eau pour y observer, à l’aide d’un microscope et d’un spectromètre, le phytoplancton et le zooplancton, mais aussi beaucoup de micro-déchets plastiques. Ce pouvait être des fibres issues des vêtements, des larmes de sirène, c’est-à-dire les microbilles plastiques neuves, ou de nombreux fragments issus de la dégradation d’objets en plastique. Notre travail consistait à pré-analyser ces éléments grâce à un petit laboratoire portatif situé dans le “carré”, le salon du bateau, pour les classer et les conditionner avant de les expédier, au port suivant, pour qu’ils puissent être analysés en laboratoire dans des conditions très précises.

Avez-vous prévu un prochain périple scientifique ?

Je réfléchis de plus en plus à la façon dont je peux amener mes étudiant·e·s à embarquer dans une forme de mobilité douce, donc je suis en pleine réflexion pour une collaboration qui leur permettrait de mener des enquêtes par le biais d’un bateau sans prendre l’avion.

 

Rendez-vous le 6 décembre 2022 au Tambour pour la conférence de Géraldine Le Roux lors du Mardi de l’égalité “Les femmes, l'art et la mer : des engagements divers”

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