Date de publication
28 février 2023
modifié le

Valérie Rey-Robert : “On pourrait imaginer de la télé-réalité sans propos sexistes, homophobes ou racistes”

Militante féministe et autrice, Valérie Rey-Robert est spécialiste de la culture du viol, des masculinités et du sexisme dans la culture populaire. Dans son dernier ouvrage, elle se décrypte ces phénomènes dans l'univers de la télé-réalité. Voir la conférence en ligne.

couverture du livre Télé-réalité : la fabrique du sexisme
Cet entretien a été réalisé à l'occasion de la participation de Valérie Rey-Robert au cycle de conférences des Mardis de l’égalité. Initialement prévue le 7 mars 2023, la conférence a été annulée suite à l'annonce du mouvement de grève nationale. Nous étudions actuellement la possibilité d'une date de report.

Comment en êtes-vous venue à travailler sur la télé-réalité ? D’où vient votre intérêt pour ce sujet ?

Premièrement, je regarde beaucoup de télé-réalité, sans être dupe de ce qui s’y joue, et deuxièmement, j’ai constaté un mépris de la part de mon camp politique et des féministes sur le sujet, alors même qu’il s’y passe beaucoup de choses sur le plan politique, à l’instar de Touche pas à mon poste. J’ai voulu montrer que cela ne servait à rien de décider catégoriquement que ces émissions étaient à jeter parce qu’elles sont bêtes, qu’il était plus intéressant de décrypter les valeurs extrêmement sexistes, homophobes et racistes qu’elles véhiculent, pour les dénoncer. 

Ce qui est important, c’est de donner des armes pour que personne ne soit dupe des programmes qu'il ou elle regarde, quels que soient ces programmes (télé-réalité, séries, films, etc.) et que chacun·e puisse comprendre qu’une séquence est raciste, homophobe ou sexiste, etc. Je suis intervenue en lycée pour décortiquer avec les jeunes des programmes de télé-réalité et ça reste difficile pour elles et eux d’imaginer une alternative, même si elles et ils ont conscience que les candidat·es agissent dans le but de faire de l’audimat. D’ailleurs, avec le harcèlement que subissent les candidates de télé-réalité sur les réseaux sociaux, on voit bien qu’il y a toujours besoin de s’armer face à ça.

Première découverte à la lecture de votre ouvrage, Loft Story n’est pas la première télé-réalité française. Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’émission Aventures sur le net ?

J’ai moi-même été surprise parce que je n’ai jamais vu cette émission. Elle est passée inaperçue et on peut dire que d’autres programmes s’apparentaient déjà à de la télé-réalité avant le Loft, comme Perdu de vue par exemple, même si on ne les définissaient pas comme tels. Bien sûr, l’émission qui a fait exploser le genre en France, c’est Loft Story en 2001.

Vous dressez une typologie des programmes de télé-réalité dans votre livre. Pouvez-vous nous la résumer ?

C’est un genre difficile à définir avec une infinie variété d’émissions. Le type d’émissions le plus connu, celui auquel tout le monde pense, c’est la télé-réalité de vie collective (anciennement d’enfermement avec Loft Story) avec les descendantes du Loft comme les Anges, les Marseillais, etc. Mais il existe aussi la télé-réalité de coaching et de compétition entre inconnu·es, les émissions de dating comme L’Amour est dans le pré, ou d’enchères, ou encore les “dynastie shows” à l’instar des Kardashians, qui accordent une grande importance à la maternité notamment.  

Quelles sont les valeurs véhiculées par ce genre d’émissions et pourquoi une telle uniformité ?

Il est important de préciser que de nombreux programmes véhiculent des valeurs sexistes, homophobes, racistes, etc., et que ce n’est pas spécifique à la télé-réalité. Néanmoins ceux et celles qui la font, tant les productions que les candidat·es, prônent des valeurs extrêmement traditionnelles où les genres sont codifiés. D’un côté, les femmes ne doivent pas sortir ni coucher avec trop d’hommes, elles sont à la recherche du grand amour dans le but de se marier et d’avoir des enfants ; leurs centres d’intérêt sont le maquillage et les hommes ; de l’autre, les hommes aiment la musculation et les rigolades entre copains. C’est Hélène et les garçons, 30 ans après. L’homosexualité est très peu présente, et seulement à travers des stéréotypes, celui de l’homme gay efféminé par exemple. On retrouve aussi des stéréotypes racistes : dans les émissions de dating, les hommes noirs ou arabes sont systématiquement présentés comme des bad boys, et les cheveux des candidates noires font l’objet de remarques. Et pourquoi ? Et bien parce que le sexisme, le racisme, etc. marche, cela fait vendre, tout simplement. Même un “bad buzz” est un moyen de faire de l’audimat. Ces programmes ont beaucoup de succès, et cela montre à quel point nous sommes tous et toutes imprégné·es de ces stéréotypes, du “Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants” qui nous est resservi à la sauce moderne.

Quel est justement le rôle des sociétés de production et des chaînes dans cette fabrique du sexisme ?

Je ne pense pas qu’il y ait des génies du marketing derrière tout cela, des gens qui se disent consciemment : “Voici ce qu’on va proposer”. Mais une chaîne a une ligne éditoriale dans laquelle s’inscrit la télé-réalité. Par exemple, TF1 diffuse le Journal de 13 heures et ses reportages centrés sur le local, dont le discours est globalement : “Notre France est belle, ne laissons pas d’autres influences l’abîmer” ; puis ensuite dans l’après-midi, des émissions de télé-réalité qui se passent partout en France comme Camping Family ou Quatre mariages pour une lune de miel, exactement dans la même lignée. On y retrouve une vision exotisante de personnes d’origines africaines, avec des remarques racistes sous couvert de pseudo-bienveillance. M6 se positionne plutôt sur la proximité, l’aide à la personne en nous proposant de nous aider à maigrir, à relooker ses gosses, etc. Donc je ne pense pas que le projet politique soit conscient ; pour autant, il est bien là.

Existe-t-il un cadre juridique pour faire face aux faits de sexisme et de harcèlement dont la presse se fait régulièrement l’écho ?

De manière générale, les sociétés de production de ces émissions sont très opaques. C’est donc difficile de savoir si un cadre a été mis en place, même si l’on a vu certaines chaînes poser devant les caméras et les appareils photos pour signer des conventions contre le sexisme et le harcèlement. On sait que certaines d’entre elles étaient au courant du passé violent de certains candidats et continuaient à les faire travailler malgré tout. Il y a même un candidat qui, ayant reconnu des violences, a été écarté pendant un an par les productions, avant de revenir avec sa propre émission capitalisant sur son comportement d’agresseur et le justifiant (par une enfance difficile, etc.).

Dans votre ouvrage, vous décrivez précisément les mécanismes de la fabrique du sexisme dans un univers culturel qui dépasse largement le cadre audiovisuel. Il existe notamment un lien fort entre la télé-réalité et l’univers des réseaux sociaux et de l’influence (coaching, développement personnel, etc.). Comment cela fonctionne ?

Paradoxalement, la télé-réalité a utilisé tardivement internet. Les productions ont commencé à prendre conscience de son intérêt au moment de Loft Story, mais d’abord seulement dans un but de diffusion. Les choses vont changer avec l'avènement des réseaux sociaux. Avec les Anges, la société de production La Grosse équipe comprend l’intérêt de faire revenir dans l’émission d’ancien·nes candidat·es. En devenant récurrent·e, ils et elles peuvent vivre non seulement de la télé-réalité mais aussi, entre les émissions, de paparazzades et de prestations dans des boîtes de nuit, puis sur les réseaux sociaux. Des agences d’influence se sont progressivement créées pour organiser la publicité (ou le placement de produit) avec les personnalités de la télé ou d’internet. Les candidat·es utilisent leur proximité avec leurs fans pour leur vendre des produits, dans une approche inverse à celles des stars hollywoodiennes qui capitalisent sur leur inaccessibilité et leur glamour. Par exemple, lorsque Rihanna lance sa marque de cosmétiques, elle l’appelle Fenty, tandis que Nabilla Benattia l’appelle de son prénom, Nabilla. Tout cela permet aux productions de faire de la télé-réalité perpétuelle : entre les émissions, les candidat·es font leur propre télé-réalité dans laquelle se déroule des événements qui se résoudront dans les programmes. Cela leur a rapporté beaucoup d’argent particulièrement pendant les confinements, où il n’y avait pas grand chose à faire à part regarder la télé, les réseaux sociaux, et acheter des choses.

Il est question dans votre livre de l’agentivité des femmes dans la télé-réalité. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

L’agentivité est le fait, dans une situation de contraintes ou de discriminations, d’essayer d’utiliser le maigre pouvoir qu’il nous reste pour s’en sortir. Dans le livre, j'illustre cette notion à travers le cas de Nabilla Benattia. Elle a très rapidement compris le rôle d’idiote à gros seins que la production et les médias lui ont donné, et elle a utilisé ce rôle pour se faire connaître et se faire de l’argent. L’agentivité est aussi évidemment un piège, puisqu’elle incarnera éternellement ce personnage, mais elle s’en sert et capitalise sur son statut de mère et d’épouse, jamais sur celui de femme d’affaires par exemple. Elle incarne vraiment, comme les autres candidates, un rôle “traditionnel” de femme.

Peut-on, selon vous, concilier féminisme et consommation de télé-réalité ?

Pour être tout à fait honnête, je ne pense pas que ce soit possible, mais on peut faire des accommodements raisonnables, comme certaines féministes qui apprécient les comédies romantiques ou les romans à l’eau de rose. Le combat féministe est suffisamment difficile pour ne pas battre sa coulpe en permanence et pouvoir s’accorder des espaces récréatifs. Et puis on pourrait très bien imaginer ce type de programme sans propos sexistes, homophobes ou racistes : personnellement, ce que j’aime dans la télé-réalité, ce sont les moments de disputes où les candidat·e·s hurlent, pas les propos problématiques en eux-mêmes.

Revoir la conférence de Valérie Rey-Robert sur la culture du viol :

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