À compter des années 1820, ces « agriculteurs » fondent des sociétés d’agriculture et des comices agricoles, dans l’objectif d’augmenter leurs revenus et de raffermir leur influence locale. Toutefois, un nombre important de propriétaires fonciers continue à produire du blé par l’intermédiaire de fermiers ou de métayers, car cette culture comporte peu de risques alimentaires et financiers.
La crise finale de l’économie de subsistance
L’identité agricole de la France change durant la décennie 1860. À partir de 1860, année de ratification du traité de libre-échange franco-britannique, le gouvernement de Napoléon III négocie une série d’accords comparables avec d’autres États voisins. Il espère pousser l’industrie française à se moderniser et réduire le coût de l’alimentation pour les citadins. Cette « véritable diplomatie du libre-échange », selon l’historien David Todd, vise à placer la France au centre du commerce mondial.
Dès le milieu des années 1860, la France constitue le noyau d’un espace européen du libre-échange s’étendant de la Scandinavie à la péninsule ibérique. Le secteur agricole, qui produit plus de 50 % de la richesse nationale, est un atout économique de poids. La France est le premier producteur de blé de la planète à cette époque. Les producteurs de céréales et les propriétaires fonciers croient que l’abaissement des tarifs douaniers leur permettra d’exporter leurs récoltes sur le marché britannique. Sauf que la Grande-Bretagne préfère acheter son blé aux États-Unis en raison de leur histoire commune. En parallèle, les meuniers du sud de la France importent des céréales depuis la Russie. Les consommateurs anglais rechignent à boire du vin français, alors qu’à l’origine les viticulteurs comptent sur eux pour écouler leurs surplus. En 1864-1866, les cours des prix du blé et du vin s’effondrent donc sous l’effet de la surproduction. L’agriculture française entre en « crise ».
Celle-ci affecte principalement les élites de la terre dont les revenus dépendent de l’état des marchés : les viticulteurs, les céréaliers capitalistes du Bassin parisien et les propriétaires rentiers qui, bien organisés, manifestent très vite leur mécontentement.
Les élites monarchistes hostiles à Napoléon III accusent le libre-échange et la concurrence déloyale d’être responsables des « souffrances agricoles ». Ils estiment que les agriculteurs étrangers produisent avec moins de contraintes fiscales et législatives. Beaucoup d’entre eux font partie d’associations agricoles et s’expriment au nom des millions de cultivateurs français.
Les paysans ne ressentent pourtant pas vraiment cette crise. Le gouvernement réagit de façon inappropriée et défend à tout prix sa politique. Il exhorte les cultivateurs à réduire leurs emblavures (terres ensemencées), à produire de la viande, à mettre en pratique la logique productiviste.
Les autorités et les libre-échangistes croient que l’économie de subsistance est la source de la crise. Le discours gouvernemental n’est que partiellement audible pour les élites en colère. Elles réclament soit un allègement des charges pour être plus compétitives, soit l’instauration de mesures protectionnistes. Alors que ce « malaise temporaire » met à l’épreuve la capacité de résistance des rentiers et des capitalistes du sol, le débat public concourt à en faire une crise d’adaptation du modèle agricole de subsistance aux lois du marché. La politisation de la contestation conduit Napoléon III à ouvrir une vaste enquête, en 1866, dans le but de rechercher et de remédier aux causes de la crise agricole.
L’enquête agricole de 1866-1870 : le triomphe du productivisme ?
L’enquête agricole de 1866-1870 est la plus grande investigation organisée par un État européen au XIXe siècle. Le gouvernement institue des commissions dans chaque département pour auditionner les agriculteurs, mais aussi toutes autres personnes voulant être entendues. Les commissions se composent de notables, c’est-à-dire des nobles ou des bourgeois fortunés et influents auprès des populations rurales. La France des 89 départements est divisée en 28 circonscriptions. Comme il n’existe pas de véritable ministère de l’Agriculture, ce sont des commissaires délégués par le pouvoir et les préfets qui se chargent de superviser l’enquête.
L’administration invite les associations agricoles et les conseils généraux à répondre à un questionnaire de 80 pages.
Il ne s’agit pas d’établir un tableau complet des campagnes françaises, mais d’inventorier les progrès agricoles réalisés et ceux qui sont encore à effectuer. L’agriculture de subsistance, jugée routinière, n’intéresse pas les enquêteurs, sauf pour la critiquer.
Le gouvernement étend aussi l’enquête à 31 États, répartis sur cinq continents, par l’intermédiaire des diplomates et des consuls. Son objectif est de mener une étude comparative des modèles agricoles étrangers, afin d’évaluer le degré de compétitivité de l’agriculture française. Seul le modèle agricole britannique est valorisé. Les notables ont le monopole de la participation que ce soit en France ou à l’étranger.
Le premier atlas de la France agricole
Les renseignements collectés sont imprimés et rassemblés dans une collection de 38 gros volumes, d’environ 20 000 pages. En 1870, ces données servent pour la confection du premier Atlas de la France agricole comprenant 45 cartes. Les résultats de l’enquête comprennent les revendications des élites agricoles, mais le pouvoir central qui leur promet des réformes préfère temporiser. En 1867, Lecouteux, devenu rédacteur en chef du Journal d’agriculture pratique, appelle les agrariens à former une Société des agriculteurs de France (SAF).
Ce groupe de pression, toujours en activité, constitue pour la première fois une représentation nationale des agriculteurs. Il donnera une impulsion décisive au syndicalisme agricole sous la IIIe République. Dans l’immédiat, la SAF presse Napoléon III de céder aux revendications formulées dans l’enquête. L’empereur accepte seulement de développer l’enseignement agricole afin de freiner l’exode rural et former professionnellement les fils de paysans. Bien que l’enquête révèle la capacité de résistance de la petite exploitation aux aléas du marché, elle préconise l’arrêt du modèle économique de subsistance.
L’enquête de 1866-1870 annonce ainsi la fin de la coexistence pacifique entre celui-ci et le modèle agricole capitaliste. Cela montre que l’État a joué un rôle essentiel dans la transition entre les deux modèles, tout comme il choisit aujourd’hui de tolérer la cohabitation entre l’agriculture « conventionnelle » et l’agriculture biologique.
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Agriculture : comment Napoléon III a permis le productivisme à la française
La récolte des foins. Huile sur toile, 1881, Julien Dupré. L'agriculture de subsistance qui co-existait avec l'agriculture commerciale connaît un bouleversement sans précédent sous Napoléon III et laissera peu à peu place au modèle intensif. Julien Dupré /Wikimedia
Le slogan « Notre fin sera votre faim », martelé sur chaque barrage routier depuis le départ de la contestation, témoigne de la crise morale et identitaire que traverse l'agriculture française. Le principe de « souveraineté alimentaire » se situe au cœur des revendications. Arnaud Rousseau en fait son cheval de bataille depuis son élection à la présidence de la FNSEA en avril 2023. Il demande au gouvernement à ce que cet objectif de souveraineté alimentaire soit inscrit dans la loi. Pour lui, la souveraineté alimentaire est indissociable d'une agriculture française exportatrice et surtout compétitive sur les marchés européens et mondiaux.
La notion a pourtant été conçue dans un tout autre sens par le mouvement Via Campesina, qui la définit comme
« le droit des personnes à produire de manière autonome […] en utilisant des ressources locales et par des moyens agroécologiques, principalement pour répondre aux besoins alimentaires locaux de leurs communautés ».
Or, la centralité de l'acte de production et de la recherche du profit ouvre la voie au productivisme. En reprenant à son compte cette notion, A. Rousseau ne fait donc que rafraîchir la devanture de la vieille boutique agricole sans en modifier le fonds de commerce. Bien qu'il affirme le contraire, le président de la FNSEA défend la logique productiviste, qui est un facteur héréditaire de l'identité agricole de la France depuis la fin du Second Empire (1852-1870).
L’invention du paradigme productiviste
L’agronome Édouard Lecouteux (1819-1893), considéré comme le « père fondateur de l’économie rurale », est en quelque sorte le concepteur du paradigme productiviste en matière agricole. En 1855, il publie ses Principes économiques de la culture améliorante, guide pour faire de la ferme une « entreprise » capitaliste et l’agriculture une « industrie » moderne.
Lecouteux mise sur la concurrence internationale pour encourager les transformations, à une époque où la France applique des tarifs douaniers prohibitifs. L’instauration du libre-échange permettra, selon lui, de réveiller « ces campagnes qui dorment ». Il entend par là mettre fin à l’emprise de l’économie de subsistance, qui est le modèle agricole dominant depuis des siècles. Néanmoins, une agriculture commerciale coexiste séparément avec l’économie de subsistance depuis la fin du XVIIe siècle. C’est une agriculture spéculative, avec des produits destinés à la vente. Elle renvoie à des activités diverses – céréaliculture, viticulture, élevages, cultures maraîchère et industrielle, etc. – selon les régions. Quoique minoritaire, elle gagne du terrain à mesure que les infrastructures et les villes se développent en France. Lecouteux écrit à raison que l’accroissement des débouchés est le « plus vif stimulant des progrès agricoles » : la hausse des prix incite à produire davantage.
Dans son livre, Lecouteux s’adresse aussi bien aux promoteurs d’un capitalisme agricole qu’aux propriétaires rentiers, d’origine nobiliaire ou bourgeoise, qui possèdent les fonds pour améliorer leurs terres.
Portrait d’Édouard Lecouteux, agronome français du XIXᵉ siècle. Société des agriculteurs de France -- Académie des sciences et lettres de Montpellier, conférence du 15/4/96. Bull. Acad. Sci. et Lettres de Montpellier, tome 27, pp. 117-134
À compter des années 1820, ces « agriculteurs » fondent des sociétés d’agriculture et des comices agricoles, dans l’objectif d’augmenter leurs revenus et de raffermir leur influence locale. Toutefois, un nombre important de propriétaires fonciers continue à produire du blé par l’intermédiaire de fermiers ou de métayers, car cette culture comporte peu de risques alimentaires et financiers.
La crise finale de l’économie de subsistance
L’identité agricole de la France change durant la décennie 1860. À partir de 1860, année de ratification du traité de libre-échange franco-britannique, le gouvernement de Napoléon III négocie une série d’accords comparables avec d’autres États voisins. Il espère pousser l’industrie française à se moderniser et réduire le coût de l’alimentation pour les citadins. Cette « véritable diplomatie du libre-échange », selon l’historien David Todd, vise à placer la France au centre du commerce mondial.
Dès le milieu des années 1860, la France constitue le noyau d’un espace européen du libre-échange s’étendant de la Scandinavie à la péninsule ibérique. Le secteur agricole, qui produit plus de 50 % de la richesse nationale, est un atout économique de poids. La France est le premier producteur de blé de la planète à cette époque. Les producteurs de céréales et les propriétaires fonciers croient que l’abaissement des tarifs douaniers leur permettra d’exporter leurs récoltes sur le marché britannique. Sauf que la Grande-Bretagne préfère acheter son blé aux États-Unis en raison de leur histoire commune. En parallèle, les meuniers du sud de la France importent des céréales depuis la Russie. Les consommateurs anglais rechignent à boire du vin français, alors qu’à l’origine les viticulteurs comptent sur eux pour écouler leurs surplus. En 1864-1866, les cours des prix du blé et du vin s’effondrent donc sous l’effet de la surproduction. L’agriculture française entre en « crise ».
Celle-ci affecte principalement les élites de la terre dont les revenus dépendent de l’état des marchés : les viticulteurs, les céréaliers capitalistes du Bassin parisien et les propriétaires rentiers qui, bien organisés, manifestent très vite leur mécontentement.
Les élites monarchistes hostiles à Napoléon III accusent le libre-échange et la concurrence déloyale d’être responsables des « souffrances agricoles ». Ils estiment que les agriculteurs étrangers produisent avec moins de contraintes fiscales et législatives. Beaucoup d’entre eux font partie d’associations agricoles et s’expriment au nom des millions de cultivateurs français.
Les paysans ne ressentent pourtant pas vraiment cette crise. Le gouvernement réagit de façon inappropriée et défend à tout prix sa politique. Il exhorte les cultivateurs à réduire leurs emblavures (terres ensemencées), à produire de la viande, à mettre en pratique la logique productiviste.
Les autorités et les libre-échangistes croient que l’économie de subsistance est la source de la crise. Le discours gouvernemental n’est que partiellement audible pour les élites en colère. Elles réclament soit un allègement des charges pour être plus compétitives, soit l’instauration de mesures protectionnistes. Alors que ce « malaise temporaire » met à l’épreuve la capacité de résistance des rentiers et des capitalistes du sol, le débat public concourt à en faire une crise d’adaptation du modèle agricole de subsistance aux lois du marché. La politisation de la contestation conduit Napoléon III à ouvrir une vaste enquête, en 1866, dans le but de rechercher et de remédier aux causes de la crise agricole.
L’enquête agricole de 1866-1870 : le triomphe du productivisme ?
L’enquête agricole de 1866-1870 est la plus grande investigation organisée par un État européen au XIXe siècle. Le gouvernement institue des commissions dans chaque département pour auditionner les agriculteurs, mais aussi toutes autres personnes voulant être entendues. Les commissions se composent de notables, c’est-à-dire des nobles ou des bourgeois fortunés et influents auprès des populations rurales. La France des 89 départements est divisée en 28 circonscriptions. Comme il n’existe pas de véritable ministère de l’Agriculture, ce sont des commissaires délégués par le pouvoir et les préfets qui se chargent de superviser l’enquête.
L’administration invite les associations agricoles et les conseils généraux à répondre à un questionnaire de 80 pages.
Il ne s’agit pas d’établir un tableau complet des campagnes françaises, mais d’inventorier les progrès agricoles réalisés et ceux qui sont encore à effectuer. L’agriculture de subsistance, jugée routinière, n’intéresse pas les enquêteurs, sauf pour la critiquer.
Le gouvernement étend aussi l’enquête à 31 États, répartis sur cinq continents, par l’intermédiaire des diplomates et des consuls. Son objectif est de mener une étude comparative des modèles agricoles étrangers, afin d’évaluer le degré de compétitivité de l’agriculture française. Seul le modèle agricole britannique est valorisé. Les notables ont le monopole de la participation que ce soit en France ou à l’étranger.
Le premier atlas de la France agricole
Les renseignements collectés sont imprimés et rassemblés dans une collection de 38 gros volumes, d’environ 20 000 pages. En 1870, ces données servent pour la confection du premier Atlas de la France agricole comprenant 45 cartes. Les résultats de l’enquête comprennent les revendications des élites agricoles, mais le pouvoir central qui leur promet des réformes préfère temporiser. En 1867, Lecouteux, devenu rédacteur en chef du Journal d’agriculture pratique, appelle les agrariens à former une Société des agriculteurs de France (SAF).
Ce groupe de pression, toujours en activité, constitue pour la première fois une représentation nationale des agriculteurs. Il donnera une impulsion décisive au syndicalisme agricole sous la IIIe République. Dans l’immédiat, la SAF presse Napoléon III de céder aux revendications formulées dans l’enquête. L’empereur accepte seulement de développer l’enseignement agricole afin de freiner l’exode rural et former professionnellement les fils de paysans. Bien que l’enquête révèle la capacité de résistance de la petite exploitation aux aléas du marché, elle préconise l’arrêt du modèle économique de subsistance.
L’enquête de 1866-1870 annonce ainsi la fin de la coexistence pacifique entre celui-ci et le modèle agricole capitaliste. Cela montre que l’État a joué un rôle essentiel dans la transition entre les deux modèles, tout comme il choisit aujourd’hui de tolérer la cohabitation entre l’agriculture « conventionnelle » et l’agriculture biologique.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.Dans la même série