Le grand débat fut une manière pour le gouvernement de reprendre la main sur une séquence politique marquée par les révoltes des « gilets jaunes ». Des cahiers sont alors rédigés sur les ronds-points occupés, puis dans les mairies ouvertes pour l’occasion. Le président de la République lance ensuite son grand débat et y intègre les cahiers. Promesse est faite de mettre toutes les contributions en ligne.
Le sentiment d’une confiscation des cahiers
Au printemps 2019, les médias nationaux et régionaux parlent de ces cahiers à l’occasion de leur archivage : ils rejoignent alors ceux de 1789. Collectés par la mission du grand débat, via les préfectures, ces cahiers sont photocopiés, leur reproduction envoyée à la BnF pour numérisation. Les documents numérisés sont ensuite envoyés aux Archives nationales (où ils rejoignent les autres archives du grand débat), tandis que les cahiers physiques sont conservés aux archives départementales.
L’idée d’une confiscation de ces cahiers apparaît en janvier 2020. L’anniversaire du grand débat entraîne une série de reportages qui reviennent sur l’événement (par exemple sur France Info). Le ton a changé. Est diffusée l’idée que les cahiers ont disparu, qu’ils sont cachés, introuvables, alors même que certains journalistes rappellent leur archivage. Cette impression est justifiée par deux éléments. D’une part, il est écrit sur le site du grand débat que tous les cahiers seront mis en ligne, mais s’y trouve pourtant la seule synthèse rédigée par le préfet référent. Celle-ci est d’ailleurs vertement critiquée car elle ne reprend pas toutes les revendications et semble atténuer celles qui ne convenaient pas au gouvernement. D’autre part, celui-ci affirme que l’absence de diffusion en ligne est liée à des difficultés techniques et au coût de l’opération. Ces arguments entretiennent l’idée d’une volonté de dissimulation.
Cette impression se diffuse rapidement : d’articles et de capsules vidéos on passe à des tribunes puis, en novembre 2020, au lancement de l’association « Rendez les doléances ! », qui reprend le sujet. Des collectifs citoyens, associations et élus ont empêché que ces cahiers tombent dans l’oubli et se sont mobilisés pour aboutir, par exemple, à la proposition de résolution de 2024. Cette dernière constate que « bien que près de 80 % de ces cahiers aient été numérisés, les doléances demeurent inaccessibles ».
On peut voir dans ces demandes une transposition vers les cahiers d’un constat politique. Alors que les réformes demandées dans les doléances sont passées sous silence, que les promesses faites pendant le grand débat puis la Convention citoyenne sur le climat sont éludées, l’exemple concret de ces cahiers mis au fond d’un carton symbolisent l’absence d’écoute et la volonté d’oubli de cette séquence politique. L’idée de cahiers introuvables ou du moins inaccessibles s’est donc développée dans le contexte d’une démocratie vue comme dysfonctionnelle, d’un régime perçu comme monarchique, déconnecté de ce que vivent les citoyens et les élus locaux. De manière intéressante, c’est justement ce que craignait un certain nombre de contributeurs de ces cahiers, qui écrivaient en espérant pour une fois être entendus.
Les initiatives citoyennes pour la diffusion de ces cahiers et les questions sur leur localisation forment autant de demandes politiques liées à un sentiment puissant, celui de n’avoir pas été écouté. Ce sentiment n’épuise cependant pas la question de leur accessibilité, qu’il convient aussi d’aborder sous l’angle du droit.
La communication complexe de cahiers hétérogènes
Dès 2019, au moment où les cahiers sont numérisés puis archivés, la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) rend une décision qui confirme les dispositions prévues par les Archives de France, un service du ministère de la Culture. Toutes les doléances écrites dans un cahier ouvert en mairie sont considérées comme publiques. On estime que les personnes venues écrire ont renoncé au caractère privé de leurs données. Nous avons calculé que cela représente par exemple 80 % des doléances de la Somme.
Mais toutes les contributions n’ont pas été rédigées en mairie. Une partie d’entre elles a été envoyée par la poste ou par mail, imprimée ensuite par les services municipaux. Ces doléances ont été agrafées ou collées dans les cahiers. Elles ont parfois été insérées au moment de la numérisation, puisqu’il fallait n’avoir qu’un seul fichier par commune. Or, pour toutes les données personnelles que ces doléances peuvent contenir, il n’y a pas de présomption de consentement à la publicité. Elles sont donc protégées dans le droit des archives par le principe de protection de la vie privée et ne seront communicables que dans 50 ans.
D’ici là, on ne peut y avoir accès que par dérogation. Il faut demander une autorisation qui est envoyée au producteur du document, la Mission du grand débat. Or, celle-ci n’existe plus. Ces demandes remontent donc jusqu’au secrétariat général du gouvernement. Cette démarche est donc complexe et très encadrée. De plus, toutes les dérogations ne sont pas accordées et certaines peuvent prendre un temps conséquent.
Accéder aux cahiers signifie donc demander, attendre, prévenir, venir sur place, puis consulter en fonction des règles de chaque centre d’archives. Dans le cadre d’une recherche collective, si nous avons eu accès aux cahiers originaux à Amiens, nous avons dû demander une dérogation pour les numérisations et données des Archives nationales, obtenues au bout de six mois.
Les problèmes de la diffusion en ligne
Second problème juridique, la question de la diffusion. Les ministres interrogés ont donné plusieurs raisons au fait de ne pas mettre en ligne les cahiers, sauf une : la légalité de leur diffusion en l’état. Sur ce point, la promesse présidentielle de transparence a dépassé le droit français et européen.
Il y a en effet une différence en droit entre communication et diffusion : un document auquel on peut accéder en en faisant la demande ne peut pas forcément être mis en ligne. Sa diffusion est encadrée par le Règlement européen sur la protection des données (RGPD). Les doléances comportant des données sensibles, communicables en 2069 (50 ans) dans les centres d’archives, ne pourront être mises en ligne qu’en 2119 (100 ans).
Les demandes répétées de mise en ligne posent donc question. Il doit y avoir sur ce point un vrai débat entre, d’une part, un besoin démocratique de transparence et de reconnaissance de cette expression citoyenne inédite et, d’autre part, la protection de la vie privée des personnes qui, au-delà des demandes les plus courantes (rétablissement de l’ISF, suppression de la CSG, mise en place du RIC), ont parfois raconté leur situation et livré des éléments personnels.
La recherche scientifique peut apporter des éléments à ce débat, mais pas la réponse. Il y a d’abord un problème sur les numérisations et transcriptions : elles n’ont pas fait de différence entre les doléances écrites sur place (donc publiques) et les autres. De plus, nous avons constaté à l’échelle de la Somme, qu’il y a eu des cahiers non numérisés, donc absents, ou numérisés plusieurs fois, ce qui crée des doublons. La mise en ligne nécessiterait donc un vrai travail d’inventaire et d’édition de ce corpus.
Il faudrait aussi tout anonymiser. Or, dans des petites communes, là où il y a eu le plus de cahiers, cela serait très compliqué : il faudrait supprimer tous les éléments personnels pouvant permettre l’identification de l’auteur. Que resterait-il alors de l’expression citoyenne ?
Pour conclure, l’accès immédiat ne vaut que pour les doléances écrites en mairie. Dès qu’il y a une doléance ajoutée, le cahier est complètement protégé et il faut demander une dérogation, un processus long. Dans les deux cas, il faut se rendre en centre d’archives, des lieux certes ouverts à tous mais peu connus du grand public et qui peuvent donc paraître difficiles d’accès. L’accessibilité varie donc d’un cahier à l’autre mais aussi d’un département à l’autre en fonction des pratiques. Aux Archives nationales, par précaution, tout est complètement protégé.
D’un point de vue matériel, les cahiers ne sont donc pas inaccessibles. On y a par contre difficilement accès et, surtout, différemment accès. Reste que, d’un point de vue politique, il y a un réel écart entre les attentes exprimées, les réformes demandées, les promesses faites et les leçons non retenues de ce vaste mouvement social et citoyen, dont les cahiers sont le symbole.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.