La mobilité durable est au cœur des discussions sur l’aménagement des villes. Cet intérêt se traduit par la prolifération de recommandations et de « bonnes pratiques » au niveau international : promotion de la marche et du vélo, développement du transport public ou encore décarbonation de la mobilité.
Dans ces débats, les pratiques et expériences des usagers sont rarement abordées, car les études privilégient notamment des méthodologies quantitatives. Citons à cet égard l’inflation des mesures de la marchabilité, qui visent à identifier d’éventuelles corrélations entre une certaine configuration urbaine et sa fréquentation piétonne. Si ces travaux – et d’autres – intègrent de plus en plus les perceptions des usagers dans leurs méthodes, elles ne sauraient se substituer aux pratiques ethnographiques du terrain, qui ouvrent la possibilité de saisir l’épaisseur des expériences des personnes.
Le projet de recherche Modural emprunte – entre autres – à ces méthodologies pour s’approcher au plus près des pratiques et expériences de mobilité des habitants des périphéries populaires de deux grandes métropoles latino-américaines, Lima (Pérou) et Bogota (Colombie). Que signifie la mobilité durable pour leurs habitants, qui souffrent au jour le jour des pires conditions de déplacement ?
Les Traversées urbaines, des trajets filmés à Lima avec le soutien de l’association Movemos, fournissent un prisme exceptionnel pour s’immerger dans le quotidien des habitants et ainsi déconstruire le paradigme de la mobilité durable.
Contextes et conditions de mobilité dans les périphéries urbaines de Lima
Lima est une métropole de plus de 10 millions d’habitants bâtie sur le désert côtier péruvien entre l’océan Pacifique et la Cordillère des Andes, qui s’étale sur une centaine de kilomètres du nord au sud, et une cinquantaine d’est en ouest.
La ville connaît une importante ségrégation socio-spatiale : les districts les plus riches et pourvoyeurs de la majorité des emplois sont concentrés dans la zone centrale, tandis que les quartiers populaires se sont développés en périphérie depuis les années 1950, reléguant les habitants les plus vulnérables dans les marges lointaines, parfois à flanc de colline.
Espaces verts, piste cyclable et balade du malecón de San Isidro, dans un district central. (Ducasse, 2022). Fourni par l'auteur
Cette structure urbaine complique la mobilité des habitants de ces périphéries, qui doivent se déplacer quotidiennement dans des conditions particulièrement difficiles, en termes de temps, de coût, de confort ou encore de sécurité.
Soldes entre les entrées et sorties de Zone d’Analyse des Transports à Lima le matin pour se rendre sur son lieu de travail. Demoraes et Robert, 2024. Fourni par l'auteur
Les récents projets d’infrastructures de transports de masse – une ligne de bus à haut niveau de service en site propre (le Metropolitano, en 2010) et une ligne de métro (en 2011), toutes deux assurant une desserte nord-sud – ne permettent pas de faire face à l’ampleur de la demande.
La réforme visant au développement d’un système de transport public intégré initiée en 2012, est un échec. La grande majorité de l’offre est encore assurée par le transport artisanal, souvent qualifié d’informel, avec des bus de type autocar, des « microbus », des bus « combis », et à l’échelle locale des mototaxis.
Quartier de Paraíso, sur les hauteurs de Villa María del Triunfo, en périphérie sud de Lima. À droite, on aperçoit un bus « combi ». (Ducasse, 2022). Fourni par l'auteur
Elle est complétée par une offre non réglementée de taxis « colectivos », qui profitent de l’absence de régulation et d’une forte demande insatisfaite par les autres moyens de transport. En outre, l’absence d’intégration tarifaire conduit les habitants à multiplier les paiements, ce qui représente un coût non négligeable pour les trajets les plus longs au regard des revenus des ménages.
Une approche ethnographique des pratiques quotidiennes de la mobilité à Lima
Pour contribuer à ces débats, le projet Modural s’intéresse à la diversité des pratiques et des expériences de déplacement des habitants des périphéries populaires, plutôt qu’à l’offre de transport et à son efficacité environnementale. En complément d’une enquête par questionnaire et d’entretiens approfondis, des parcours accompagnés et commentés ont été réalisés dans huit périphéries populaires de Bogota et Lima. Les Traversées urbaines, filmées à Lima grâce à une équipe technique financée par l’association Movemos, correspondent à quatre de ces parcours. Le temps d’une capsule vidéo de dix minutes, on suit Wendoly, Lisa, Johnson et Rodolfo, dont les déplacements durent parfois plusieurs heures. Cette méthode ethnographique permet une immersion à la fois visuelle et sonore dans le quotidien des habitants et dans l’univers aussi dynamique que chaotique des transports à Lima.
Se déplacer depuis les périphéries (ou y revenir le soir) coûte relativement cher et prend du temps. De quoi fatiguer et stresser les participants.
- Voir la vidéo de l'Institut français d'études andines "Traversées urbaines, mobilité depuis et vers les périphéries de Lima: Wendoly"
Wendoly doit se lever à 5h du matin lorsqu’elle part de chez ses parents afin d’arriver avant 9h sur son lieu de travail, dans une zone centrale de la ville. Si elle part un peu trop tard, son trajet se rallonge à cause de la congestion des axes principaux. Il dure en moyenne près de 3 heures et demie, souvent ponctuées d’embouteillages, et avec des temps d’attente importants. Elle se plaint d’une grande fatigue et de migraines. Alors qu’elle passait plus de temps dans les transports qu’au bureau, elle a décidé de louer une chambre à proximité de son lieu de travail durant la semaine, tout en continuant de rentrer chez ses parents le week-end.
De son côté, Lisa est incommodée à la fois par les horaires de ses trajets et par la saturation des microbus dans lesquels elle voyage. La nuit est présentée comme un facteur d’insécurité, comme c’est souvent le cas dans les villes d’Amérique latine. Dès qu’elle sort du travail, elle monte dans le premier véhicule qui se présente, même s’il est saturé. Une fois dans le microbus, elle cache son téléphone et évite les places proches des fenêtres qui se prêtent davantage aux vols. Ainsi, toujours pour se prémunir de l’insécurité, Lisa préfère rentrer chez elle le plus vite possible aux dépens de conditions de déplacement plus confortables.
Pour sa part, Johnson décrit ses trajets quotidiens comme tranquilles. Pour lui, le temps de trajet ou l’heure nocturne ne constituent pas des problèmes, même s’il est parfois fatigué de marcher. La mobilité peut ici s’apparenter à un espace-temps vécu à part entière, qui se prête aux détours et aux instants de sociabilité, comme l’illustre la collation en fin de parcours. Pour autant, il ne cache pas sa gêne au sujet de la désorganisation du système de transport et des espaces publics. Au détour des discussions, il avoue son stress lorsque la congestion s’intensifie, son impuissance lorsque son bus s’éternise aux arrêts – pour laisser monter le plus de passagers possible –, et son incommodité lorsque les véhicules s’arrêtent sur les passages piétons et klaxonnent inlassablement.
Rodolfo réalise un trajet plus court (1 heure) principalement en métro. Il part de chez lui à 6h du matin afin d’éviter les heures de pointe et valorise son trajet par rapport à ses expériences passées en bus. Il a fini par délaisser le vélo, pour des raisons d’efficacité. Il préfère arriver plus tôt chez lui, par peur des cambriolages.
Ces différentes expériences témoignent notamment d’une appréhension différenciée des espaces publics et de la mobilité entre hommes et femmes. Souvent mentionnée par Wendoly, et surtout Lisa, la crainte de l’agression ou du vol est permanente, alors qu’elle est beaucoup plus rare chez Johnson et Rodolfo. Cette insécurité est en balance avec la pénibilité qu’évoquent les participants. Ces considérations sont au cœur des stratégies et des arbitrages qu’ils et elles réalisent.
Des arbitrages constants
Quel mode et quelle ligne choisir ? Où passe le bus ? Combien ça coûte ? À quelle heure partir ? Les enquêtés ont une connaissance fine des transports et des pratiques associées.
Si le Metropolitano et le métro ont des prix fixes, il n’en va pas de même des trajets en autocar, bus « combi », microbus et mototaxi, pour lesquels le prix varie – ou est négocié – selon la distance, le nombre de passagers ou la pente (en mototaxi, une descente peut coûter jusqu’à cinq fois moins cher qu’une montée). La somme est déboursée directement auprès du conducteur (au moment de monter ou de descendre), ou bien auprès d’un collecteur. Ce dernier – qu’on aperçoit longuement dans le parcours de Lisa – est un acteur à part entière de la mobilité liménienne (son rôle est d’attirer le plus de passagers possible et de les faire payer une fois à bord). Ainsi, nos enquêtés calculent in situ le coût que représente une option de transport efficace, comparant l’ensemble des alternatives.
En arrivant à La Marina, Wendoly évalue ses différentes options de transport en mettant en balance coût et temps. Elle écarte le plus souvent le taxi, option la plus efficace mais aussi la plus chère, et privilégie deux possibilités : les bus publics « corredor » et les taxis « colectivos » – en principe interdits à Lima. Selon son évaluation de l’attente, et son besoin d’efficacité, qui dépend de la première étape de son trajet, elle choisit son mode de transport.
Pour les autres aussi, le coût joue un rôle clé. À l’aller, Rodolfo préfère prendre l’autocar plutôt que la mototaxi, pourtant plus rapide, pour économiser 0,50 sol (0,13 €). Lisa, même si elle se sent en situation d’insécurité, préfère réaliser la dernière étape de son trajet à pied plutôt que de payer 2 soles (0,50 €) aux mototaxis qui augmentent leurs tarifs à la nuit tombée. Johnson choisit une ligne qui lui coûte 0,50 sol de moins que les autres, ce qui représente pour lui un gain important à la fin du mois.
Identifier et connaître les différentes alternatives demande aussi un apprentissage. Pour se rendre sur son nouveau lieu de travail, Lisa n’empruntait qu’une seule ligne de bus « combi », jusqu’à ce que sa mère lui montre une voie plus rapide. Elle jongle aujourd’hui entre ces options. Johnson a aussi testé plusieurs transports pour finalement choisir une ligne de bus, qu’il qualifie de rapide et économique. Rodolfo organise sa mobilité autour du métro. Lors de son trajet retour en bus (entre la station de métro et sa résidence), il n’hésite pas à descendre plus tôt et à marcher davantage pour éviter de se retrouver bloqué dans des bouchons interminables. Il opte parfois pour la mototaxi.
Redonner voix aux habitants
Les traversées nous racontent ainsi des histoires de vie et de façons d’habiter dans lesquelles de nombreux Liméniens et Liméniennes peuvent se retrouver. Elles nous offrent une lecture embarquée de l’organisation du transport à Lima, avec sa diversité de véhicules, d’acteurs (chauffeurs, collecteurs, agents de transit, personnes rechargeant les cartes de transports, etc.), mais aussi d’environnements traversés. On y observe les contrastes entre les escaliers, les pistes de terre et les routes sans trottoir, animées par les vendeurs ambulants dans les périphéries ; les zones centrales, réglementées et congestionnées, mais aussi les espaces de l’attente et leur organisation.
En mettant les pratiques et expériences de la mobilité au premier plan, les traversées urbaines insistent sur le quotidien des habitants des périphéries populaires dans leurs pratiques de déplacement. L’efficacité (fréquence, temps d’attente, évitement des embouteillages) et le coût des différents modes sont fondamentaux pour expliquer les choix de mobilité. Presque logiquement, les considérations environnementales ne participent pas aux arbitrages. En revanche, on observe une fine compréhension des réseaux de transport et de la ville, qui permet de s’adapter, à court et moyen termes, à la pénibilité de la mobilité quotidienne. Ces pratiques et expériences nous invitent à penser différemment la durabilité de la mobilité, en redonnant la voix aux habitants dont les traversées quotidiennes sont souvent invisibilisées.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.