La Paye des moissonneurs, Léon Augustin Lhermitte, 1882, musée d'Orsay. Wikipédia
La conférence de Gabriel Attal, qui s’est tenue le 26 janvier 2024 dans une ferme près du barrage de l’autoroute A64, foyer de la dernière contestation agricole, a marqué les esprits en raison de l’organisation dont elle a fait l’objet. Le premier ministre y apparaît planté au milieu d’un public d’agriculteurs, avec des bottes de paille en guise de pupitre, et une grange, une petite église et la montagne en toile de fond.
En déclarant que « sans nos paysans et agriculteurs, ce n’est plus la France », Gabriel Attal parle des agriculteurs pour encenser la puissance économique d’une agriculture productiviste et exportatrice. Le terme paysan revêt quant à lui une dimension affective. Le discours de Gabriel Attal se veut rassurant, protecteur, voire paternaliste. Il s’adresse bien sûr aux exploitants agricoles, mais aussi à toute une partie de la société française en manque de repères dans la mondialisation. Cette thématique est particulièrement exploitée par l'extrême-droite. Dans un message publié sur Twitter/X, le 1er mars 2024, Marion Maréchal-Le Pen oppose ainsi les « paysans » et les « migrants ».
Si à l’heure actuelle le mot paysan est donc plutôt valorisé, il convient de ne pas oublier sa nature polysémique et son acception changeante au fil des circonstances et de l’histoire.
L’étymologie du terme paysan vient du latin pagus (pays) : circonscription administrative et religieuse à la fin de l’Empire romain. Ses habitants sont appelés les « pagani », les « gens du pays », par opposition aux « alienus », c’est-à-dire aux étrangers, en fait souvent des militaires romains. Aux IVe-Ve siècles, les chrétiens, qui affirment être les soldats du Christ désignent les pagani comme des paganus (païens), parce qu’ils continuent d’exercer le polythéisme à l’inverse des citadins.
Les païens se situent donc essentiellement dans les campagnes du point de vue chrétien. Au cours du Moyen Âge, le mot païsant, attesté à partir du XIᵉ siècle, en vient à désigner l’habitant de son pays natal et une personne qui cultive la terre. Cependant, le travailleur du sol est plus souvent qualifié de « vilain », de « serf » ou encore de « manant ».
Du paysan « littéraire » au paysan « politique »
L’invention littéraire et artistique du « bon paysan » ne se produit vraiment qu’au XVIIe siècle et durant la première moitié du XVIIIe siècle. En 1680, Madame de Sévigné vante les « âmes de paysans plus droites que des lignes ». Dans Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle (1688) de Jean de La Bruyère, c’est un être franc, utile, qui a un bon fond, même s’il vit dans la misère.
Ces qualités de simplicité et d’honnêteté, qui frôlent la naïveté, sont encore mises en évidence par Marivaux dans son roman Le Paysan parvenu (1735). L’exaltation des vertus paysannes permet à ces auteurs de dénoncer les vices de la Cour du roi de France à Versailles. La connotation péjorative du terme paysan semble s’imposer à la même époque en réaction. Elle apparaît dans l’édition de 1718 du Nouveau Dictionnaire de l’Académie française :
« Homme, femme de village, de campagne. […] On dit, d’un homme malpropre et incivil, que c’est un paysan, un gros paysan, qu’il a l’air d’un paysan. »
La dévalorisation du mot paysan s’accentue au cours du XVIIIe siècle.
L’apparition du « cultivateur »
Les philosophes des Lumières et les physiocrates préfèrent utiliser le terme cultivateur pour désigner la personne qui travaille le sol.
Ils opposent les cultivateurs, qui sont utiles pour l’économie, aux aristocrates oisifs et décadents. Le mot paysan renvoie à un état intermédiaire entre celui de sauvage et celui de cultivateur sur l’échelle du progrès humain. La stigmatisation du terme paysan est inversement proportionnelle à la valorisation de celui de cultivateur. Au XIXe siècle, les élites agricoles, qui veulent moderniser les campagnes, ne parlent jamais de paysans, terme jugé infamant, mais de cultivateurs, d’agriculteurs, de viticulteurs, d’éleveurs, etc. Le paysan reste une importante figure littéraire au XIXe siècle, mais sa perception varie en fonction des auteurs et des circonstances politiques.
Les républicains démocrates, comme George Sand dans La Mare au Diable (1846), ou Jules Michelet dans Le Peuple (1846), idéalisent le paysan. Ce dernier écrit : « Le paysan n’est pas seulement la partie la plus nombreuse de la nation, c’est la plus forte, la plus saine, et, en balançant bien le physique et le moral, au total la meilleure ».
Au contraire, Honoré de Balzac, dans Les Paysans (1844), ou Émile Zola dans La Terre (1887), dressent un portrait très noir du paysan. Pour Balzac, propriétaire conservateur, c’est un dupe, un jaloux et un voleur de riches. Pour Zola, républicain hostile à Napoléon III soutenu massivement par l’électorat rural, le paysan est orgueilleux, buté, obscène, violent.
De la « classe objet » au sentiment d’appartenance
Pierre Bourdieu qualifie la paysannerie de « classe objet », pour expliquer que « l’on ne pense à peu près jamais les paysans en eux-mêmes et pour eux-mêmes », mais seulement pour louer ou critiquer un autre groupe.
Par exemple, dans le discours politique et journalistique dominant sous la IIIe République, le paysan représente un gage de moralité et de stabilité pour la société en opposition aux ouvriers urbains attirés par le socialisme. Avec l’essor des sciences médicales et anthropologiques, il représente la partie saine de la « race française », la vie rurale étant réputée meilleure pour la santé humaine. Cette valorisation biologique du paysan atteint son paroxysme avec l’idéologie raciste de l’État français (1940-1944). En outre, le « soldat-paysan » devient l’incarnation du patriotisme et de l’héroïsme suite à la Première Guerre mondiale (1914-1918).
Dans ce contexte positif, des exploitants agricoles commencent à revendiquer l’identité paysanne. Il s’agit d’une rupture historique majeure : avant le début du XXe siècle, très peu de gens ne se sentaient ou ne se disaient « paysans » dans les campagnes. Les mouvements politiques agrariens d’extrême droite, tels que les « Comités de Défense paysanne » de Dorgères, concourent à la diffusion d’un sentiment d’appartenance paysan.
Vidéo : L’Historial du Paysan Soldat, le monde rural pendant la Grande Guerre.
Le paysan « égoïste, râleur, ennemi de la modernité »
Le terme paysan redevient stigmatisant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Le citadin accuse le paysan de s’être enrichi sur son dos grâce au marché noir (1940-1949). Le gouvernement lui reproche d’être incapable de nourrir la France et d’être trop conservateur face au grand remembrement rural (1955-1975). Il est encore jugé « égoïste, râleur, ennemi de la modernité », à l’heure des premières manifestations de tracteurs dans les années 1960.
La figure du « paysan millionnaire » devient ensuite un lieu commun des trente glorieuses, comme l’illustre le sketch de l’humoriste Fernand Reynaud : « Ça eût payé » (1965).
Vidéo : Fernand Reynaud, « Ça eût payé », 1965
En 1967, Henri Mendras publie un livre intitulé La Fin des paysans où il observe que le « paysan », qui cultive la terre de façon routinière, est remplacé progressivement par « l’agriculteur », qui exploite rationnellement à la manière d’un entrepreneur capitaliste. C’est la « révolution silencieuse » et le triomphe du productivisme (1950-1975).
La civilisation paysanne est, croit-on, appelée à disparaître.
Une revalorisation marketing
Toutefois, à partir des années 1960, des contestataires du productivisme, à l’instar de Bernard Lambert, proposent un modèle agricole alternatif : l’agriculture paysanne. Ils s’inscrivent résolument à gauche dans une logique anticapitaliste. Ils fondent la Confédération paysanne en 1986. Néanmoins, les représentations du paysan restent globalement négatives jusqu’au début du XXIe siècle.
L’importance croissante de la question environnementale dans le débat public et la critique de la mondialisation néolibérale tendent depuis à revaloriser le mot paysan. Ce dernier est désormais synonyme de denrées produites à proximité, par une personne de confiance avec aussi des visées marketing. Beaucoup de marques emploient le terme paysan et mettent des photos des agriculteurs ou des éleveurs sur les emballages.
Il constitue aux yeux des consommateurs le gage d’une alimentation plus saine et respectueuse de la biodiversité. Gabriel Attal énumère tour à tour les paysans et les agriculteurs, parce qu’il semble placer sur un pied d’égalité l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique. Aujourd’hui, le paysan semble donc être appelé à devenir un acteur aussi important que l’agriculteur.
Toutefois, l’histoire laisse penser que la portée du terme paysan fluctuera encore à l’avenir. Les conceptions du paysan forgées à chaque génération constituent néanmoins autant de strates sensibles et sémantiques qui accentuent la complexité et l’ambivalence du terme.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.