Date de publication
31 janvier 2024
modifié le

"Des bovins découpés encore vivants" : comment changer notre rapport aux animaux d’élevage ?

Photo de deux vaches en gros plan
Légende

En marchandisant leurs corps, en invisibilisant leurs expériences, beaucoup de nos pratiques font souffrir les animaux et causent leur mort précoce, à des échelles massives. Pexels, CC BY

La vidéo de L214 publiée le 18 janvier dernier, filmée en caméra cachée dans l’abattoir de Craon, en Mayenne, montre des images qui ont impressionné jusqu’au ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, lui-même. On y voit des bovins se faire découper alors qu’ils sont encore vivants, d’autres se faire égorger alors qu’ils sont visiblement conscients. Ils passent en découpe alors qu’ils n’ont pas été étourdis, comme la loi l’impose pourtant. Pour faire la lumière sur cette affaire, la procureure de Laval a annoncé l’ouverture d’une enquête.

Face à cette vidéo, beaucoup expriment de la sidération, du dégoût, de la révolte. 140 000 personnes ont signé la pétition « Fermons l’abattoir de Craon », lancée par L214.

Comment penser cette affaire ? Que nous dit-elle de nos relations avec les animaux que nous élevons et consommons ?

Pourquoi continuer à considérer les animaux comme des choses ?

Fruit d’un consensus en philosophie morale et politique, la déclaration de Montréal parue en 2022 et signée par plus de 550 philosophes du monde entier, condamne le fait de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises.

Une large part de citoyennes et de citoyens semble aussi sensible au sort des animaux. L’eurobaromètre révèle que 84 % des Européens et des Européennes interrogés déclarent que leur pays pourrait faire mieux pour les animaux d’élevage. 88 % estiment important d’améliorer le bien-être des animaux à l’abattoir, en renforçant par exemple les contrôles officiels, notamment à l’aide de caméras. La France figure parmi les pays où le pourcentage de personnes sensibles au traitement des animaux dans les abattoirs est le plus élevé (92 %). Alors pourquoi continuons-nous le plus souvent à considérer les animaux comme des choses ?

Dans l’ouvrage collectif que j’ai codirigé avec la philosophe Florence Burgat, « La souffrance animale. Éthique et politiques de la condition animale », les différents mécanismes qui sous-tendent le processus de chosification des animaux, le fait de les réduire à l’état d’objet, sont présentés et contextualisés. On compte l’insuffisance des cadres juridiques au niveau national et européen, ainsi que l’occultation de la souffrance animale dans le langage, par exemple nommer « dépopulation de masse » la mise à mort massive, par matraquage, gazage ou asphyxie, d’animaux d’élevage. Parmi les autres mécanismes, l’anthropocentrisme, autrement dit l’attitude ou le système percevant et organisant le monde avec l’être humain comme modèle ou comme centre, joue évidemment un rôle important. On compte aussi la zootechnie, la science qui porte sur les moyens de rendre les animaux domestiqués plus productifs, en agissant sur leur vitesse de croissance, par exemple, afin qu’ils atteignent un poids optimal plus rapidement.

Dans un autre ouvrage « Considérer les animaux. Une approche zooinclusive », j’illustre plus précisément le décalage entre les idées majoritairement favorables à une meilleure considération des animaux et la persistance des mauvais traitements à leur encontre. C’est ce qu’on appelle en psychologie sociale le « value-action gap », le fossé entre les comportements auxquels on aspire, et les actions réelles, par exemple être contre l’engraissement par gavage des oies et des canards mais, au moment de faire ses courses pour les fêtes de fin d’année, acheter du foie gras. En marchandisant leurs corps, en invisibilisant leurs expériences, beaucoup de nos pratiques font en effet souffrir les animaux et causent leur mort précoce, à des échelles massives. Je propose de développer la zooinclusivité, c’est-à-dire mettre en œuvre de petits gestes et de grandes actions pour rendre le monde favorable à tous les animaux. La zooinclusivité prend de nombreuses formes : elle peut être d’ordre juridique, éducatif, ou alimentaire, notamment. En prenant également en compte l’acceptabilité des pratiques, elle pourrait aider à combler le fossé entre les attitudes et les actes.

Les bovins aussi ont des émotions

L’éthologie (la science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel) et la biologie ont depuis longtemps montré que les bovins, qui sont comme nous des mammifères, ressentent la douleur, ont besoin de vivre avec leurs congénères, et ressentent des émotions positives (joie, plaisir) et négatives (anxiété, frustration). Pourtant, les bovins sont presque toujours considérés par le prisme de l’élevage, et perçus comme des marchandises. Les connaissances du public à leur sujet sont limitées, voire faussées.

Les vaches sont des êtres intelligents, possédant des caractéristiques cognitives, émotionnelles et sociales complexes, une personnalité individuelle, une capacité d’apprentissage social. Dans les études sur la façon dont les êtres humains perçoivent les capacités cognitives des autres animaux, pourtant, il a été établi qu’on a tendance à attribuer des émotions et des processus mentaux aux animaux, mais que ces états sont souvent sous-estimés, surtout pour les animaux d’élevage.

Les animaux de la vidéo de L214 sont comme des ombres. Qu’est-ce à dire ? Dès lors qu’un individu est possédé par un autre, il y a une contradiction entre sa liberté en tant qu’individu, et le droit de propriété de son propriétaire. La vie des bovins est possédée par leur éleveur ou leur éleveuse, qui les confie à l’abattoir, pour que ces animaux y soient transformés en viande. Parce que les bovins sont perçus comme des choses, traités comme des choses, ils sont des « ombres personnifiées ». J’emprunte cette expression au philosophe et politologue Achille Mbembe, qui l’a développée dans son analyse du statut de l’esclave humain, lequel a perdu son foyer, les droits sur son propre corps, ainsi que son statut politique.

Les bovins de la vidéo de L214 sont des ombres : ils n’ont aucun droit sur leur propre corps et ne disposent d’aucun statut politique. Les modalités de leur mise à mort n’importent pas. À la limite, ils ne meurent pas. Il n’y a pas de violence, car ces animaux ne sont pas des victimes. Ainsi, les mauvais traitements qu’on leur inflige, tels que ceux documentés dans cette vidéo, ne paraissent pas si graves.

Que faire pour développer la zooinclusivité ?

Comment les sortir de l’ombre ? Pour développer la zooinclusivité, la première étape serait de valoriser la prise en compte de leurs intérêts. Sur le plan juridique, il s’agirait de mettre fin à leur statut de choses, en leur accordant une personnalité juridique technique, ainsi que le propose le juriste Jean-Pierre Marguénaud.

Comme cela s’est fait dans d’autres pays (Inde, Allemagne), cette modification pourrait s’assortir de l’inscription des droits des animaux dans la Constitution afin de fixer un cadre davantage zooinclusif, car la Constitution est le texte normatif le plus important de l’ordre juridique français. On donnerait ainsi une meilleure chance aux animaux de jouir d’une vie dont ils seraient pleinement les sujets.

À plus long terme, une autre étape serait de transmettre des connaissances sur les animaux non humains qui soient justes et fassent état des progrès scientifiques. Les élèves pourraient également étudier l’évolution de la représentation des animaux dans la culture, le langage, la littérature. Je développe cette idée dans l’ouvrage « Considérer les animaux. Une approche zooinclusive », en montrant que pratiquement toutes les disciplines enseignées à l’école, au collège, au lycée et à l’université pourraient être davantage zooinclusives.

Il faut également développer l’enseignement à l’éthique animale, ainsi que la loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale le requiert (uniquement pour les animaux de compagnie, toutefois). Cela permet de cultiver une ouverture aux autres formes de vie sensibles et conscientes, de développer l’empathie et la considération pour autrui, qu’il soit humain ou non.

Enfin, aujourd’hui comme demain, en végétalisant son alimentation, on peut agir sur la demande en produits carnés, et donc sur le nombre d’animaux élevés pour être envoyés à l’abattoir, courant le risque d’y être découpés vivants. Car quand bien même on trouve la vidéo diffusée par L214 choquante, et quand bien même 92 % de Françaises et de Français souhaitent que le traitement des animaux en abattoir s’améliore, dès lors que nous consommons leur chair et leurs produits, nous faisons partie du problème.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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