Date de publication
19 novembre 2024
modifié le

Inauguration de la Chaire Denis Mukwege

Le 19 novembre 2024, le gynécologue prix Nobel de la Paix a donné une conférence à l'Université Rennes 2 pour inaugurer une nouvelle chaire internationale, dédiée à la lutte contre les violences genrées, sexistes et sexuelles faites aux femmes et aux filles. 

Denis Mukwege derrière un pupitre donne une conférence à l'Université Rennes 2

Le Dr. Denis Mukwege, gynécologue et prix Nobel de la Paix 2018, a soigné plus de 80 000 survivant·es de violences sexuelles en République démocratique du Congo. Le 21 octobre 2022, il s’est vu décerner le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université Rennes 2. Dans la continuité de cet hommage, l'Université Rennes 2 poursuit cette collaboration avec le lancement de la Chaire Recherche-Action Docteur Denis Mukwege - Mémoires de survivant·es et visibilisation des viol(ence)s.

Pluridisciplinaire et internationale, elle est destinée à accueillir des enseignant·es et chercheur·ses travaillant dans le domaine des violences genrées, sexistes et sexuelles faites aux femmes et aux filles. "Plus qu’un espace académique, elle est un appel à l’action" et le combat du Dr. Denis Wukwege "une source d’espoir pour l’ensemble de la communauté universitaire", a assuré Vincent Gouëset, président de l’Université Rennes 2.

Réparer physiquement n’est pas suffisant. Avec vous, je sens que nous pouvons aller plus loin pour comprendre la souffrance des victimes de violences.

Auteur de la citation
Dr. Denis Mukwege

Pour inaugurer cette nouvelle chaire, les 6 unités de recherche associées (ACE, CELLAM, ERIMIT, LIDILE, LP3C et TEMPORA) ont eu la joie d'accueillir le Dr. Denis Mukwege lors d’une journée d'étude intitulée "Mémoires des corps, Mémoires des lieux", le 19 novembre 2024. "La mémoire du passé représente un impératif pour la société en général, et pour les communautés martyres et les victimes en particulier", a-t-il déclaré, insistant sur le rôle crucial de la chaire dans le recueil des témoignages de survivantes. Il s'agit, selon lui, de "la meilleure source […] pour créer une mémoire collective" et contrer "la pensée unique, bien souvent celle du vainqueur" : "La parole est l’arme absolue pour que la peur passe de la victime au bourreau."

Après avoir démontré l’importance du devoir de mémoire, le Dr. Denis Mukwege a présenté "l’éventail non exhaustif des politiques qui incombent aux pouvoirs publics et différentes initiatives pertinentes de la société civile" issues de son expérience de terrain de longue date dans les pays d’Afrique centrale et de l’Est, notamment le Rwanda, et dans le reste du monde. Avant de conclure sur la prise en compte indispensable de "toutes les composantes de la société, pour avancer d’une manière inclusive et durable vers l’avénement d’une culture de la paix".

(Re)visionnez ci-dessous dans son intégralité la conférence "La mémorialisation, le 5e pilier de la justice transitionnelle : un outil indispensable pour réaliser le droit à la vérité et consolider une culture de la paix"

Vidéo : la conférence de Denis Mukwege du 19 novembre 2024 à l'Université Rennes 2
Contenu du texte déplié

Vincent Gouëset, président de l’Université Rennes 2 :

Bonjour à toutes et à tous, chers participants à cette magnifique journée, c'est avec une immense fierté et je dois dire aussi une profonde émotion que nous accueillons aujourd'hui le docteur Denis Mukwege à l'Université Rennes 2. Docteur Mukwege, votre présence parmi nous est une source d'inspiration inestimable et un puissant appel à renforcer notre engagement collectif en faveur des droits humains. Votre combat dépasse largement le domaine médical. Vous êtes un défenseur inlassable de la dignité humaine et un modèle international dans la lutte pour la justice et les droits fondamentaux, en particulier ceux des femmes survivantes des violences sexuelles dans les zones de conflit. La méthode Panzi, cette approche holistique que vous avez développé pour traiter les traumatismes physiques et psychologique, nous invite à repenser nos dispositifs de soutien et à adapter constamment nos pratiques pour mieux accompagner les femmes victimes de violence au sein même de nos institutions académiques en France et ailleurs, où des dynamiques de domination et de violence peuvent malheureusement parfois émerger. Votre approche nous rappelle l'importance de placer la dignité et le respect au cœur de nos pratiques en suivant votre exemple et en développant des actions comme la sensibilisation, le soutien juridique et l'accompagnement psychologique. Nous sommes appelés à créer des espace sûr où chaque femme victime de violence peut trouver un chemin vers la réaffirmation de sa dignité. Aujourd'hui marque un tournant avec l'inauguration de la Chaire Denis Mukwege à l'Université Rennes 2 portant votre nom. Cette chaire deviendra un lieu de recherche, de transmission et de mobilisation contre les violences faites aux femmes. Plus qu'un espace académique elle est un appel à l'action. Je tiens à saluer l'engagement de nos enseignants, de chercheurs, de nos services et de nos étudiants qui contribueront grâce à cette initiative à rapprocher savoir théorique et actions concrètes. Cette chaire permettra à nos étudiants, à nos chercheurs, à la société civile de collaborer pour faire taire les violences dans une perspective interdisciplinaire et engagée. 

 

Votre présence en Bretagne cher Docteur Mukwege, porte d'espoir et de justice, montrant aux jeunes générations qu'il est possible de faire la différence et d’oser le changement. Alors que nous nous approchons de la Journée internationale pour l'élimination des violences faites aux femmes, le 25 novembre, il est crucial de rappeler l'urgence de combattre ces violences qu'elle soit visible ou invisible, qu'elle se manifeste dans des conflits armés ou au quotidien. À Rennes 2 nous affirmons notre engagement à travers une programmation riche et mobilisatrice, conçue pour sensibiliser, débattre et agir collectivement. C'est dans ce cadre que nous avons l'immense honneur de vous accueillir Docteur Denis Mukwege. Votre combat pour les survivantes de violences sexuelles est une source d'espoir pour toutes et tous ici réunis et pour l'ensemble de la communauté universitaire. Votre prise de parole aujourd'hui, s'inscrit dans une série d'initiatives portées par notre université autour du 25 novembre avec toute une programmation de projections, de conférences et d'ateliers mobilisant toute la communauté universitaire et au-delà, la cité. 

 

Ces événements traduisent nos valeurs fondamentales : justice sociale, égalité et solidarité. Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à toutes celles et tous ceux qui ont œuvré pour rendre cet événement et sa programmation possible et accessible au-delà des murs de l'université. Je remercie tout particulièrement la région Bretagne pour son précieux soutien financier à la chaire ainsi que les services de l'université et le comité exécutif de la chaire, René Dickason, présente à vos côtés, Christine Rivalan-Guégo, Franck Barbin et Abdul Rahman Rasho, dont l'implication a été déterminante. Votre présence, cher docteur Mukwege, est un appel fort à réfléchir à notre responsabilité collective et aux actions concrètes que nous pouvons entreprendre en tant qu'université, étudiantes et étudiants, enseignantes et enseignants, citoyennes et citoyens, pour lutter contre les violences faites aux femmes. Je souhaite à chacune et chacun, que vous soyez en présentiel ou en ligne, que vous puissiez assister à une conférence riche en inspiration et porteuse de changement. Merci à toutes et à tous. J'invite Renée Dickason à présenter la suite de l'après-midi. 

 

Renée Dickason, présidente de la Chaire Denis Mukwege (ACE, Université Rennes 2) :  

Merci Monsieur le Président. Je renouvelle aussi bien sûr tous mes remerciements à l'ensemble des personnes qui ont été évoquées et qui ont fait que cette chaire existe aujourd'hui. Et bien sûr tout naturellement, je remercie chaleureusement le Dr. Mukwege avec qui je partage des pensées assez lointaines puisque nous sommes rencontrés en 2019, pour vous montrer que la genèse de cette chaire remonte à plusieurs années. C'est le fruit d'un travail, d'un long cheminement également, et là on va aborder un certain nombre d'aspects cet après-midi qui sont plus axés en recherche fondamentale. Alors, on m'a dit de faire une introduction au Dr. Mukwege ; je vais la faire, mais à ma façon. 

 

J'aimerais partager avec vous quelques réflexions et je commencerai ainsi : « Aujourd'hui, maman est morte, ou peut-être hier, je ne sais pas. » Je ne vous fais pas une confidence personnelle ici, non, il s'agit de deux phrases d'ouverture de L'Étranger d'Albert Camus. Avec ces deux phrases se joue toute l'ambiguïté de la mort et de la vie comme états opposés qui pourraient être superposés. Une même personne peut être morte et vivante. Dans le cas des survivantes de violences sexuelles, en particulier en République démocratique du Congo, où une guerre de basse intensité s'étire depuis des décennies, avec pour champ de bataille le corps des femmes, on retrouve cette superposition. Les survivantes se qualifient de mortes vivantes. Mortes parce qu'elles ont enduré de cruelles épreuves, éprouvé de vives souffrance, frôlé la mort ; parce qu'elles se sont senties détruites, condamnées, humiliées, isolées, seules. Vivantes parce qu'elles sont en vie biologiquement, physiologiquement, parce que grâce au soutien et aux soins apportés par les équipes du professeur Mukwege, elles se sont engagées dans un chemin de reconstruction plurielle.

 

Elles vivent, ou plutôt elles revivent. Elles sont accompagnées dans leur retour à la vie au plan médical, psychologique, social, juridique et économique, selon les principes du modèle holistique Panzi. Je pourrais vous parler ad nauseam du rejet de ces femmes survivantes, par leurs conjoints, leur famille, leur communauté. Je pourrais vous parler du sujet complexe des enfants issus du viol. Mais mon propos ici est de parler des survivantes en tant que femmes. Pas comme mères, pas comme filles, nièces, tantes, pas comme épouses : comme femmes, rien de plus, rien de moins. 

 

Permettez-moi de reprendre quelques extraits de L’Étranger de Camus : « Une femme s'est mise à pleurer. Les autres avaient l'air de ne pas l'entendre. Ils étaient affaissés, mornes, si silencieux. J'aurais voulu ne plus l'entendre. Les soupirs et les sanglots. Elle s'est tue enfin. À présent, c'était le silence de tous ces gens qui m'étaient pénible. » Ce qui est frappant dans cet extrait, c'est que le regard s'est détourné de la femme exprimant sa peine comme s'il y avait quelque chose d'indécent à l'expression de sa souffrance, comme si en l'ignorant on pouvait se prémunir d'une éventuelle contagion de sa douleur, de son vécu. Ce qui est aussi frappant c'est la pesanteur du silence. Évoquer les survivantes et le chemin de leur reconstruction, c'est évoquer un périple tumultueux. C'est aussi évoquer un voyage intérieur et de l'intérieur, qui fait passer des souffrances à l'empouvoirement - le Nostos dans la littérature grecque antique, c'est le retour chez soi après un grand voyage. On retrouve d'ailleurs cette racine, Nostos, dans la nostalgie. Étymologiquement, la souffrance liée à ce retour, ou plutôt les regrets et la souffrance associés à un passé perdu, à un milieu auquel on n'appartiendra plus, à une place que l'on ne retrouvera pas, finalement qu'est-ce que retourner chez soi ? Qu'est-ce que revenir chez soi ? C'est retrouver son foyer, sa place, sa vie d'avant, où est-ce trouver un nouveau foyer, une nouvelle place, une nouvelle vie ? Ici se fait jour tout l'enjeu de la reconstruction et de l'empouvoirement des survivantes. 

 

Chaque survivante est un ailleurs à comprendre. Elle est une altérité à accueillir. Elle est un témoignage à honorer, une vie à écrire. La mémorialisation suppose d'écouter et de respecter sa parole ; libérer ses mots et amplifier sa voix ; sortir du silence. Parce que les fragments dans l'expression sont autant d'extrait d'un récit du voyage intérieur de la survivante et de son Nostos, un récit mosaïque qui nous révèle son expérience, sa vérité, son identité, et qui nous questionne aussi sur la nôtre. Parce que contribuer à la mise en mémoire de témoignages de survivantes, ce n'est pas uniquement amplifier leurs voix, c'est connaître leurs voyages intérieurs, leurs Nostos. C'est aussi comprendre notre condition humaine et notre rôle en tant qu'agent de changement. « Plus jamais ça », « la der’ des der’ » : l'histoire humaine est émaillée de ces phrases appelant à ne pas réitérer les erreurs du passé, les errances du présent. Pourtant les atrocité continuent de se perpétuer. Est-ce parce qu'il est plus facile de détourner le regard ? Parce qu'il est plus facile de ne pas s'engager soi-même dans un voyage intérieur où nous découvrirons l'étranger en nous ? Où, sans filtre, nous observerons notre propre humanité, les limites de notre moralité ? Comme l'a si bien résumé le professeur Denis Mukwege, nous avons toutes et tous le pouvoir de changer le cours de l'histoire et la mémoire des survivantes doit être protégée, dans le respect de leur vérité. Le processus de réparation et de reconstruction individuelle voire collective passe par la mémorialisation, ce qui est l'objet de cette chaire recherche-action. Je conclurai mon propos par une citation de Charles Baudelaire tirée des visions d'Oxford dans Les Paradis artificiels : « […] toute action […] est en soi irrévocable et irréparable, […] de même toute pensée est ineffaçable. Le palimpseste de la mémoire est indestructible. »

 

Je laisse à présent la parole au professeur Denis Mukwege, dont la conférence porte sur la mémorialisation, le 5e pilier de la justice transitionnelle. Je vous remercie.

 

[Applaudissements]

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Bonjour à toutes, bonjour à tous. Je remercie la professeure Renée de ces beaux discours, surtout une interpellation. Parce que je crois que quand on s'était rencontrés, j'avais beaucoup d'interrogations par rapport à l'usage des mots, et aujourd'hui je suis parmi vous, je suis néophyte en littérature, mais je crois que depuis ce matin les discussions que nous avons eues ont montré très bien que la littérature a sa place dans la lutte contre les violences sexuelles. Et je suis reconnaissant puisque, quand elle parle de ces langages qu'on trouve partout, « on m'a tuée, je suis nulle » (j'ai vu ça en ville ici), ce sont des expressions que finalement, on peut se poser la question de savoir si vraiment nous les exploitons bien pour comprendre la souffrance des victimes. Et aujourd'hui je suis très très content, plein d'espoir, parce que je pense que moi ce que je fais c'est réparer physiquement, mais ce n'est pas suffisant. Mais avec vous, je sens que nous pouvons aller plus loin pour comprendre cette souffrance des victimes de violences sexuelles.

 

Monsieur le Président de l'Université de Rennes 2, Mesdames et Messieurs les professeurs et membres du personnel académique, chers étudiantes, chers étudiants, distingué·es invité·es, je vous remercie de m'inviter à prendre la parole sur un sujet qui a retenu toute mon attention : la mémorialisation, le 5e pilier de la justice transitionnelle, un outil indispensable pour réaliser les droits à la vérité et à consolider une culture de la paix. Pour nous plonger d'emblée dans ce sujet, je souhaite vous partager les souvenirs d'une visite en Ituri, une province martyre du nord-est de la République démocratique du Congo. Alors que je faisais partie d'un panel d'experts des Nations Unies pour évaluer les mécanismes de réparation à mettre en place au bénéfice des femmes victimes de violences sexuelles, nous avions recueilli les témoignages et les doléances des femmes issues des diverses communautés, aspirant à sortir d'un douloureux passé de conflits interethniques. Partant du constat que l'ensemble des membres de ces communautés qui se sont affrontés depuis plusieurs générations sont tous d'obédience chrétienne, elles ont exprimé les souhaits qu'un lieu de mémoire soit édifié pour rassembler les fidèles dans une nouvelle église. Ce lieu servirait de mémoire pour le passé et de catalyseur pour bâtir le futur sur une base commune ; à savoir leur foi, et éviter la répétition des cycles de violence. J'avais été troublé par le bon sens commun de ces femmes, peu éduquées, qui n'ont peut-être jamais entendu parler de la mémorialisation, mais qui avait très bien discerné l'impératif de la mémorialisation : envie de consolider la paix, puisque construire une église où elles peuvent toutes venir (et quand on vient là, on se rappelle de ce qui s'est passé) mais elles ont voulu ça, puisque leur foi leur demande de vivre ensemble en paix. Et donc elles ont pensé que ça serait un lieu de mémoire pour consolider non seulement la paix, mais aussi dans le cadre d'une justice de transition. 

 

En effet, dans les sociétés qui aspirent à sortir d'une période de conflit ou d'un régime autoritaire ou des deux, comme c'est le cas en République démocratique du Congo, les différents mécanismes de la justice transitionnelle, judiciaire et non judiciaire, jouent un rôle de premier plan pour affronter un passé douloureux et reconnaître la souffrance des victimes, prévenir la répétition d'atrocités de masse et favoriser le retour de la confiance dans les institutions de l'État de droit, et enfin édifier un projet de société inclusive et pluraliste, basé sur des principes démocratiques et une culture de droits humains et de la paix. Les Nations Unies définissent la justice transitionnelle comme l'éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, envie d'établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Les mécanismes de la justice transitionnelle sont le plus souvent classés en quatre piliers, à savoir les poursuites judiciaires, l'établissement de la vérité, les réparations et les réformes institutionnelles ou aussi ce qu'on appelle garanties de non répétition. Donc il sied de relever que ces différents outils de la justice transitionnelle sont complémentaires et se renforcent mutuellement. 

 

Les politiques de mémoire relatives aux violations graves des droits humains et du droit international humanitaire constituent le 5e pilier de la justice transitionnelle car sans mémoire, il ne peut y avoir ni droit à la vérité, à la justice, et aux réparations, ni non plus des garanties de non répétition. Le processus mémoriel s'inscrit donc en complément aux autres mécanismes de la justice transitionnelle, mais ne le remplace pas. Le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, la justice de la réparation, des garanties de non répétition, Fabián Salvioli, qui est mandaté par le Conseil des droits de l'homme, insiste sur le rôle crucial du processus de mémorialisation dans le contexte de la justice transitionnelle, et relève dans un rapport publié en 2000 qu'il s'agit d'un pilier autonome et transversal à la fois, étant donné qu'il contribue à la mise en œuvre des quatre autres, et qui représente un outil essentiel pour permettre aux sociétés de sortir de la logique de la haine et du conflit et d'engager un processus solide d'instauration d'une culture de la paix. 

 

La mémoire du passé représente donc un impératif pour la société dans sa globalité, et pour les communautés martyres et les victimes en particulier. Cette reconnaissance des abus des violations et des crimes du passé est non seulement fondamentale pour restaurer la dignité des victimes et des survivantes, mais aussi indispensable pour ne pas légitimer la violence dans la société, enrayer la culture de l'impunité, empêcher les manipulations négationnistes ou révisionnistes, et faciliter ainsi le processus de réconciliation et de vivre ensemble. 

 

Mesdames et Messieurs le respect du droit international des droits de l'homme entraîne diverses obligations pour les chefs des États, notamment celle de prévenir, d'interdire et de réprimer la commission des crimes les plus graves ; et a également trait au devoir de mémoire et à sa préservation. Ainsi, il incombe en premier lieu à l'État de jouer un rôle actif pour répondre aux droits des victimes dans le cadre de la mise en œuvre de la justice transitionnelle, y compris en matière de mémorialisation, qui est un processus à long terme exigeant une ferme volonté politique. On verra que lorsqu'il y a manque de volonté politique, il est presque impossible, difficile, de pouvoir parler de la mémoire dans une nation qui cherche à se reconstruire après la guerre ou la dictature. Diverses politiques publiques doivent être implémentées pour préserver de l'oubli la mémoire collective, faire la lumière sur les violences du passé et comprendre les mécanismes des persécutions, mais également des déshumanisations qui préfigurent souvent des violences à grande échelle. Ces politiques doivent conduire à analyser dans le respect de chaque composante de la société. C’est très très important parce que, parfois, en fait on fait une analyse orientée à la fois sur les circonstances et les raisons qui ont conduit à la perpétuation des crimes de masse ainsi que les causes profondes, les structures et les institutions qui les ont permises ou qui ont facilité la commission de ces crimes de masse. C'est à juste titre d'ailleurs que Salvioli préconise que la voix des victimes des violations des droits de l'homme doit occuper une place privilégiée dans la construction de la mémoire, ce qui permet d'éviter toute manipulation éventuelle de la part des auteurs de violations. Les autorités doivent donc développer des politiques de mémoire favorisant l'inclusion de l'ensemble de la société et associer étroitement la société civile, notamment les associations des survivants et les organisations de défense de droits des victimes. 

 

Ainsi cette approche centrée sur les victimes nous amène à énoncer deux principes fondamentaux qui devraient guider toutes les initiatives de mémorialisation, à savoir la cocréation et la participation. Cette richesse dans la diversité de points de vue visant à faire émerger des incidents douloureux et à alléger les tensions sur la place publique pour construire une mémoire collective nous amène à faire le constat qu'il n'existe bien souvent pas une vérité, une pensée unique et homogène mais bien des vérités. Je crois que c'est ici où cette chaire va jouer un rôle très très important puisque, souvent, on a tendance à avoir une seule vérité et souvent, c'est la vérité du vainqueur. Mais nous devons être amenés à considérer qu'il y a plusieurs vérités et la seule façon de pouvoir les connaître c'est de pouvoir les collecter ; et la meilleure source ce sont les survivantes. Le processus mémoriel ne doit aboutir donc ni à la justification - il ne faut pas ouvrir un processus qui amène à ce que chacun puisse se justifier - ni aussi à la relativisation des violations commises - il faut absolument éviter à ce que ce qui est ce qui s'est passé puisse être relativisé puisque ça peut être encore une source de conflits. En outre, les stratégies de justice transitionnelle incluant la mémorialisation devront intégrer certaines dimensions particulières, comme par exemple le genre en République démocratique du Congo. On ne peut pas imaginer un pays qui a été appelé « capitale du viol » à un certain moment, de ne pas donc tenir compte du genre, vu le recours massif, méthodique et systématique à la violence sexuelle utilisée par tous les belligérants comme une arme de guerre, et l'effet dévastateur de ces violences sexuelles spécifiques sur les victimes directes, mais aussi sur les victimes indirectes et sur l'ensemble du tissu social en République démocratique du Congo.

 

 

Mesdames et Messieurs, alors que nous avons dressé un aperçu général de l'importance du devoir de mémoire et de ses objectifs, dans la deuxième partie de notre exposé, nous allons essayer de parcourir ensemble un éventail non exhaustif des politiques qui incombent aux pouvoirs publics, et de nous intéresser ensuite à diverses initiatives de la société civile, qui soit viennent en complément de l'action des états, soit visent à combler les carences ou le non-respect par les autorités de leurs obligations en matière de processus mémoriel et de la préservation de la mémoire. Les pouvoirs publics peuvent prendre une multitude d'initiatives ; nous pensons évidemment à la conception et à la diffusion des programmes scolaires, à des cours d'histoire adaptés avec bien sûr divers supports pour toutes les tranches d'âge - on en discuté cet avant-midi avec les pédagogues qui étaient là - donc il faut pouvoir combiner donc ces méthodes avec la justice. L'éducation et la sensibilisation des générations futures représentent en fait les meilleurs outils de prévention de la violence sexuelle. L’État peut également participer à l'édification des musées et des mémoriaux qui peuvent aussi servir utilement comme des outils pédagogiques puisqu'ils sont visibles comme la dame en Ituri l'avait demandé. Ces initiatives de mémorialisation offrent en outre une forme de justice symbolique sachant que de nombreuses victimes n'obtiendront jamais la justice judiciaire ni des réparations. 

 

Et en effet, comme je disais, nous étions en Ituri pour évaluer en termes de réparations ce qu'on pouvait faire pour la communauté, on s'entendait mentir, que les femmes puissent demander à ce qu'on leur donne de l'argent ou leur construire ; mais elles ont demandé qu'on puisse construire une église. C'est symbolique mais pour elle c'était la forme de réparation la plus importante. Ces mesures symboliques impliquent non seulement un processus de reconnaissance publique puisque toutes ces femmes vont dire « cette église c'est puisque mon enfant avait été tué, mon mari avait été tué, et il ne faut plus répéter ça ». Donc une reconnaissance publique officielle des violations et de leurs conséquences pour les victimes. Mais elle s'adresse également à l'ensemble de la société comme un appel à la non répétition avec le message « plus jamais ça ». Un exemple à la symbolique très forte, c'est le musée du génocide de Tuol Seng, ouvert en 1980 à Phnom Penh au Cambodge. Il a pris place dans un ancien lycée devenu un centre de torture et d'exécution entre 1975 et 1969, où les salles de classes avaient été transformées en cellules et c’est devenu un espace de mémoire pour lutter contre l'oubli des victimes du régime totalitaire khmer rouge. Je garde aussi le souvenir d'une visite à Bogota où un mémorial a été construit avec 37 000 tonnes d'anciennes armes des FARC. Ce lieu baptisé « Fragmento », espace d'art et de mémoire, était prévu par l'accord de paix signé en 2016 à La Havane avec les guérilleros dont le 8e anniversaire sera célébré d'ailleurs la semaine prochaine. La particularité de ce monument est que l'artiste en charge de le concevoir a associé des victimes de violences sexuelles qui ont activement participé à la construction de ce lieu et quand je l’avais visité, elles étaient très fières de ce musée puisque non seulement les armes qui les tuaient, qui détruisaient leurs familles ont été fondues, mais également c'est elles qui ont construit le musée. Et ils étaient fiers de pouvoir donc nous nous présenter ce lieu ainsi, cet espace artistique de mémoire collective cocréé avec des survivantes pour contribuer aux efforts déployés pour briser le silence sur les crimes sexuels et sexistes et honorer toutes les femmes ayant vécu des violences sexuelles pendant les 53 ans du conflit armé en Colombie. 

 

Notons que si certaines mesures de justice symbolique demandent des moyens, certains sont à très faible coût et doivent être fortement encouragés, notamment par exemple l'institution par les législateurs d'une journée de mémoire dédiée tout simplement au souvenir des victimes, comme c'est le cas par exemple au Kosovo qui a décrété le 14 avril journée commémorative des victimes de violences sexuelles pendant la guerre entre 1998 et 1999. Je pense aussi au recours à des excuses publiques par le gouvernement ou les chefs de l'État au nom de la nation pour n'avoir pas pu protéger la population. On n'a pas pu protéger les femmes en temps utile et ou pour des exactions qui sont commises par des agents de l'État ; nous savons que pendant les conflits armés parfois même l'armée qui est supposée protéger la population, parfois commet ces actes odieux sur sa propre population. Et ici il est très très important que les responsables puissent présenter des excuses publiques, et ça ne coûte rien, c'est la volonté. 

 

J'avais trouvé des femmes sud-coréennes à qui on avait proposé beaucoup de formes de réparations, mais « Bodang » m'a dit : « Docteur, ce que j'attends, tout simplement, c’est que le gouvernement japonais puisse présenter des excuses par rapport à ce que nous avons subi. Je pense que je mourrai après puisque à ce moment-là j'irai dire à toutes les victimes qui sont déjà mortes que, finalement, on a reconnu le mal que nous avions subi, et on a présenté des excuses. » Je garderai toujours les souvenirs d'une femme victime de violences sexuelles rencontrée en 2010 à Shabunda, dans la forêt du Sud-Kivu. Cette femme simple et analphabète avait lancé du fin fond de la forêt du Sud-Kivu un appel au président de la République. Quand nous, on demandait « Madame qu'est-ce que nous pouvons faire en termes de réparations ? », cette dame va tout simplement nous dire qu'elle fait un appel au président de la République pour exiger des excuses. Elle était exigeante, elle a dit « Nous sommes des mamans, c'est nous qui mettons au monde, c'est nous qui vous élevons, il n'est pas normal qu’on puisse nous violer et que tout le monde se taise. Ce que nous voulons : nous voulons que le président de la République puisse présenter des excuses publiques par rapport à ce qui nous est arrivé » ; ce qui ne demande en fait aucun moyen matériel ou financier mais juste une expression de volonté politique qui fait toujours défaut jusqu'aujourd'hui en République démocratique du Congo. Mais comme je viens de le dire, cela fait défaut aussi pour les « femmes de confort » comme on les appelle dans plusieurs pays. Les hommes politiques n'arrivent pas à présenter ces excuses et malheureusement ces victimes attendent toujours. 

 

Enfin, il nous faut aborder la question de l'accès aux archives des États mais aussi d'autres institutions intergouvernementales comme les Nations Unies, qui sont détentrices de nombreuses sources utiles pour le travail de mémoire des crimes de masse et rendre la justice. Cette question est d'autant plus importante que les risques sont grands, que ceux qui ont commis ces crimes cherchent à effacer les traces et à faire disparaître les preuves de violations graves des droits humains. Ainsi, par exemple la tragédie, si la tragédie congolaise trouve son origine en 1885 lorsque les puissances à l'époque se sont partagés l'Afrique lors du congrès de Berlin en consacrant le roi des Belges Léopold 2 comme souverain et propriétaire de facto du Congo appelé alors l'État indépendant du Congo. Les archives de cette période funeste ne sont plus disponibles. Les archives ont disparu. En effet les souverains belges donnant l'ordre de détruire les archives peu avant qu'il fut acculé à léguer sa propriété à l'État Belge en 1907. Sous la pression de premier mouvement globaux de droits humains qui s’est indigné du travail forcé de l'esclavage, commis à grande échelle pour faire main basse sur les ressources naturelles dont regorgent les pays, la République d'État indépendant du Congo à l'époque notamment, les caoutchoucs, l'ivoire, le cuivre, l'or et les diamants. Et ce système de prédation brutal des richesses naturelles et minières par le souverain belge va être à l'origine d'un grave déclin démographique en République du Congo à l'époque. Certaines sources dont le livre Les fantômes du roi Leopold 2 écrit par Adam HOCHSCHILD, un livre très intéressant avance plus de 10 millions de morts et cette absence de mémoire, de ces 10 millions de morts, de ces atrocités commises à l'époque a largement contribué à la dépréciation de la vie humaine en République Démocratique du Congo et à la répétition des crimes les plus graves et qui se poursuivent malheureusement jusqu'aujourd'hui et pour le même motif le contrôle des ressources naturelles de la République Démocratique du Congo. Donc il y a plus de 100 ans, 10 millions de morts et ça se poursuit jusqu'aujourd'hui.

 

Au niveau des Nations Unies, leur contribution dans la mise en place de processus de justice transitionnelle a été saluée dans certaines situations, par exemple en Sierra Léone et au Rwanda. On a vu le processus de justice transitionnelle fonctionner, mais force de constater que le rapport mapping qui cartographie les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commise sur le territoire de la République Démocratique du Congo entre 1993 et 2003 contient une annexe qui est confidentielle avec les noms des auteurs et les commanditaires d'incident. Ce qui est troublant ici c'est qu’on protège les criminels, mais dans ces rapports les noms de victimes, les lieux où les crimes ont été commis, comment les crimes, tout est décrit sauf les noms des auteurs qui restent confidentiels et ces crimes, ce sont des crimes qui pourraient être qualifiés de crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et même des crimes, des actes qui peuvent être constitutifs de génocide donc c'est quand même très grave mais ici nous sommes au niveau des Nations Unies où en fait la liste, l'annexe confidentielle reste toujours confidentielle et - cet annexe tenue secrète, 15 ans après la publication du rapport et ceci pour ne pas énerver les principes de présomption d'innocence. Mais je rappelle que le conflit qui a ravagé la République Démocratique du Congo pendant la période examinée par les rapports mapping est le plus meurtrié depuis la Seconde Guerre Mondiale avec plus de 6 millions de morts, un nombre incalculable de violences sexuelles.

Si on parle tout simplement des victimes de violences sexuelles, je crois que nous avons eu rien que l'année passée les Nations-Unies ont reconnu 123000 viols en République Démocratique du Congo, c'est énorme. Même si je concède l'importance des garanties procédurales inerrantes à un procès équitable, il est difficile de croire que ce ne sont pas des impératifs géopolitiques qui justifient que les chefs d'État criminels de la région des grands lacs africain n'est pas encore eu à rendre des comptes pour la Commission des crimes internationaux largement documentés par les Nations-Unies mais aussi par les organisations de la société civile. Les impératifs de justice et de vérité pour des millions de victimes devraient donc primer sur toutes ces considérations, si l'on veut éviter les politiques de doubles standards puisque je vous ai dit que ça s’est très bien passé au Libéria, au Rwanda, mais en fait au Congo rien n'est fait et créer un environnement propice à la non répétition des atrocités, à la réconciliation et à la paix. Il est donc plus que temps de déclassifier ces sources pour enrayer la spirale infernale de la violence et de l'impunité que subissent les populations à l'est de la République Démocratique du Congo. 

 

Mesdames et Messieurs, ce déficit de volonté politique voire même cette volonté d'effacer les traces des crimes commis ou encore de garder secret ou de détruire les archives, nous amène à aborder le rôle de la société civile dans le processus de mémorialisation ainsi que les riches contributions des acteurs du monde de la culture et des arts pour briser le silence, faire vivre la mémoire d'un passé douloureux et prévenir les renouvellements des atrocités notamment les violences sexuelles liées au conflit. « Semma » qui signifie « speak out » ou exprimez-vous en swahili, est un réseau mondial de survivantes, survivants de violences sexuelles, qui rassemble des mouvements nationaux originaires de près de 25 pays. La mémoire collective est un objectif majeur pour les membres de « Semma » et le réseau a mis en place en son sein un groupe de travail dédié au devoir de mémoire. Les initiatives mises en place par ces réseaux, avec les concours de la Fondation Mukwege, permettent aux survivantes de mieux appréhender leurs propres traumatismes, de briser le silence qui leur est bien souvent infligé par la société et les récits officiels des États et enfin concours à se réapproprier leur histoire. Cette dynamique est également animée par la soif de reconnaissance de leur statut de victimes et de leur désir de préserver les générations futures du fléau de violences sexuelles liés au conflit. En 2019, un film intitulé Semma a été réalisé par une réalisatrice congolaise Machérie Ekwa et coécrit par 60 survivantes dans le but de dénoncer la violence sexuelle en République Démocratique du Congo et la stigmatisation qui en découle. En 2022, un livre de photos avec des témoignages dénommé « Briser le silence, transformer la peine en force » a été publié et en 2023 « Semma » et la Fondation Mukwege ont également monté une exposition d'art sur la mémoire collective des survivants, survivantes à Nairobi et l'exposition publique appelée « Nous parlons. Nous écoutez-vous ? ». Cette initiative a réuni différentes activités de commémoration de l'expérience de la violence sexuelle en Colombie, en Ukraine, au Bangladesh, au Kosovo, en Bosnie Herzégovine, au Burundi, en République centrafricaine, en République Démocratique du Congo, à Ouganda, au Mali et en Irak et les travails de mémoires collectives réalisé à l'échelle mondiale par « Semma ». Enfin, un mémorial virtuel « Semma » qui servira de référentiel en ligne d'histoire, de témoignages, d'images, des chansons, des vidéos et d'autres contenus multimédia créés et fournis par les survivants, survivantes des violences sexuelles liées au conflit sera je l'espère bien mise en ligne en 2025.

 

Le temps qui m'est imparti dans le cadre de cette prise de parole ne me permet pas d'évoquer ici tous les livres ou les films d'histoire à l'instar par exemple du documentaire, le film documentaire Empire du silencedu réalisateur belge Thierry Michel qui ont largement contribué à l'édification d'une vérité historique et à la préservation de la mémoire des crimes le plus grave de notre histoire. Je souhaite aussi évoquer avec vous d'autres initiatives pertinentes de la société civile lorsque la volonté politique fait défaut pour mettre en place des différents mécanismes de la justice transitionnelle et où les besoins de justice y compris les devoirs de mémoire ont été négligés par le pouvoir politique et si je pense spécialement aux tribunaux non officiels ou populaires organisés par les acteurs privés sur le modèle du tribunal Russel qui avait enquêté en 1967 la politique étrangère américaine et l'intervention militaire au Vietnam et a notamment appelé à la création d'un organisme d'enquête. On avait organisé un tribunal semblable à Bukavu et nous étions tous surpris de la précipitation avec laquelle, même si les gens savaient que c'est une simulation mais tout le monde voulait s'exprimer, tout le monde voulait que son cas soit pris en charge par un tribunal qui était fictif. Le tribunal international des femmes pour les crimes de guerre sur l'esclavage sexuel militaire japonais avait pour objectif en l'an 2000 de recueillir le témoignage de victimes ayant été contraintes de servir sexuellement des soldats japonais puis de juger par contumace des individus pour viol ou esclavage.

 

Ce procès simulé dans le cadre d'un tribunal fictif a fourni tout à fait un espace public dans lequel les victimes ont pu témoigner et mettre en lumière un pan de l'histoire jusque-là occulté et a joué un rôle important dans l'avancement du combat des femmes dites de réconfort en quête de reconnaissance et de réparation. Les groupes des survivants, survivantes doivent envisager d'organiser de tels procès simulés car les recours à ces initiatives alternatives, des recherches de la vérité peut-être un excellent forum pour faire entendre leur voix, sensibiliser l'opinion, exprimer leurs besoins de justice et galvaniser une volonté politique pour mener des réformes institutionnelles et même des réformes légales peuvent s'en suivre. Nous ne pouvons faire l'économie d'alerter sur les risques d'instrumentalisation politique et les dérives potentielles et dangereuses de ces efforts de mémorialisation qui peuvent aboutir comme d'ailleurs le souligne le rapporteur spécial à la manipulation de l'histoire et au culte de martyr et contribuer à raviver les blessures du passé, à attiser la haine et inciter à des nouvelles violences. Donc lorsque nous parlons de la mémorialisation, faisons attention, puisque ça peut être utilisé, il peut avoir des manipulations et cette mise en garde s'avère vraiment particulièrement pertinente dans le contexte ambiant des replis identitaires que nous vivons aujourd'hui qui va de pair avec les discours populistes, la progression des idées ultra nationalistes, le retour d'idéologie qui divise et l'ère de désinformation de masse y compris sur les réseaux sociaux et donc nous devons être très très prudent puisque construire ces mémoires les gens peuvent s'en servir. Les leaders nationalistes recourent en effet fréquemment à des dates historiques parfois anciennes pour avancer leur politique belliqueuse et attiser la haine. Dans la région des Balkans par exemple, on se souviendra du discours de Slobodan Milošević exaltant le nationalisme serbe, le 28 juin 1989, lors de la commémoration des 600 ans de la bataille du « champ de merles » au Kosovo, où l'armée serbe avait été défaite à cette date en 1389 par les Ottomans. Ces discours préfigurant l'éclatement de l'ex Yougoslavie et annonçant une guerre aux conséquences désastreuses où les violences sexuelles ont été largement utilisé comme un outil de nettoyage ethnique. C'est aussi un 28 juin 1914 que l'archeduc François Ferdinand, héritier de l'empire austro-hongrois, a été assassiné à Sarajevo par un nationaliste serbe et ceci, vous savez, ça a déclenché un mois plus tard la Première Guerre mondiale. Donc la mémoire doit être manipulée avec beaucoup de prudence. Donc s'il est fondamental d'honorer la mémoire des victimes, de rechercher la vérité et de connaître l'histoire pour éviter que les erreurs du passé ne se répètent, force de constater que l'instrumentalisation perverse de la mémoire peut être extrêmement dangereuse et peut entraîner des millions de morts, comme dans les cas que nous venons tout simplement d'évoquer. 

 

Ainsi, le rapporteur spécial met en garde contre le détournement de la mémoire à des fins belliqueuses et contre les dangers d'une mémorialisation vengeresse et des abus liés au travail de mémoire qui peuvent aboutir à une véritable tyrannie de la mémoire, qui enferme les personnes dans leurs conditions de victime au nom de violences passées. On a subi des violences, on reste victime toute sa vie et on a toujours cette envie de se venger pour ensuite tout simplement justifier, encourager, des nouveaux actes de violence. Il n'est en effet pas rare que les victimes d'hier deviennent les bourreaux d'aujourd'hui. L'actualité nous offre divers exemples attestant de ces constats amers. Il préconise donc un équilibre entre, d'une part, la liberté d'expression et le droit à l'information et, d'autre part, l'interdiction de l'apologie de la haine et de l'incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence. Cet équilibre délicat est aussi à la base des législations qui criminalisent la minimisation, le négationnisme ou le révisionnisme des crimes les plus graves, y compris du crime de génocide. 

 

Ici aussi, il y a des historiens dans la salle, ici nous pensons que cette pesée des intérêts en présence ne peut enfermer les historiens dans une vision manichéenne et forcément réductrice. Ceci est d'autant plus vrai que certaines de ces législations se réfèrent parfois aux décisions des tribunaux pénaux internationaux et que la justice internationale a bien souvent été une justice de vainqueurs. Et donc si on doit écouter seulement l'histoire des vainqueurs, et bien on est en train de construire une mémoire complètement erronée. Ainsi la vérité judiciaire propre à des cas particuliers, soumis à l'intime conviction des juges, ne peut empêcher les chercheurs de travailler à la recherche de la vérité historique. Car la mémoire n'a pas vocation à véhiculer une pensée unique et doit avant tout être considérée comme un outil de lutte contre toutes les injustices, du vainqueur comme du vaincu. Pas seulement celles subies par certaines forces et puissances, mais aussi par les faibles. Elle doit être un instrument d'apaisement pour la société dans toute sa diversité. Si vous êtes dans une société et qu'il y a eu un conflit et que votre parti a perdu, vous tenez à cette société et la mémoire apaisée doit être une mémoire qui vous permet de pouvoir vivre tous ensemble en paix, et ça c'est l'histoire qui peut nous amener à cette situation. 

 

Notons enfin qu'il importe de distinguer le processus de mémorialisation en situation post-conflit et dans le contexte où la guerre fait encore rage, où la priorité doit alors être accordée à la collecte des éléments de preuve des crimes les plus graves. Ainsi, nous plaidons, nous essayons, nous poussons à exiger à ce que l'exhumation des corps des fosses communes soit présentée en République démocratique du Congo comme une des activités la plus essentielle de ce 5e pilier de la justice transitionnelle, la mémorisation. Ici, je vous dis, j'ai été médecin dans un hôpital où tous mes malades ont été tués. Le personnel avait été tué, enterré dans une fosse commune ; jusqu'aujourd'hui, 30 ans après, les familles me posent toujours la question : « Qu'est-ce qu'ils sont devenus ? » Et je pense que sans donner cette réponse de mémorialisation aux familles, elles ne feront jamais leur deuil. Et ça dure depuis plus de 30 ans. Donc ce travail de mémoire doit être effectué sans plus tarder par les Nations Unies. Nous le demandons avec insistance, non seulement pour collecter et préserver les preuves mais aussi pour permettre aux familles d'honorer dignement leurs proches et de leur accorder une sépulture digne. Cela s'est fait en Irak pour les Yézidis et je sais à quel point des amis yézidis qui avaient perdu les leurs qui se trouvaient dans des fosses communes ; au moins, ils savent aujourd'hui que c'est là où reposent mon frère ou mon père ou mon fils. Et ça, c'est très important pour la mémoire. Ça permet non seulement de faire les deux mais aussi ça permet de pouvoir passer à la phase de la réconciliation. 

 

En guise de conclusion, la mémorialisation représente un complément indispensable pour mettre en œuvre les différents mécanismes de la justice transitionnelle et répond à divers besoins fondamentaux dans un processus holistique de justice, dans les sociétés qui aspirent à tourner une page tragique de leur histoire. Ce devoir de mémoire devra tenir compte du vécu de toutes les composantes de la société pour avancer de manière inclusive et durable vers l'avènement d'une culture de la paix. Je vous remercie. 

 

[Applaudissements]

 

Franck Barbin (membre du comité exécutif de la Chaire Denis Mukwege, Directeur-adjoint recherche, UFR Langues, R2) :

Merci. Cher docteur Denis Mukwege, encore un grand merci d'être parmi nous aujourd'hui, et d'avoir accepté d'être le président d'honneur de de la chaire Recherche-Action Docteur Denis Mukwege Rennes 2. Et justement, l'un des objectifs de de cette chaire, c'est d’œuvrer pour la mémorialisation, ce fameux 5e pilier de la justice transitionnelle. Donc nous allons passer à une phase de questions ; juste une recommandation, puisque l'émission est retransmise en direct donc, pour poser vos questions soit vous utilisez un micro si vous êtes à côté d'un micro en salle ou autrement une des deux étudiantes vont vous passez un micro. Alors j'imagine que la conférence du docteur Mukwege a suscité beaucoup d'interrogations ou de commentaires.

 

Première question du public :

Merci beaucoup docteur pour cette intervention qui était très efficace et très constructive. Alors je me présente rapidement, je suis en histoire en recherche en relations internationales en M2 et votre sujet me passionne justement, ainsi que votre parcours. Suite à tout ce que vous avez pu accomplir, j'avais une question assez précise. Vous avez parlé tout à l'heure du pouvoir en place qui ne met pas les choses en place pour aider ces victimes à arriver à ce processus de mémorialisation. Alors pensez-vous que c'est par manque de moyens ou c'est par volonté tout simplement, de ne pas arriver à ses fins pour répondre à ce que vous attendez ? 

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Et bien je pense que la réponse, c'est par manque de volonté, puisque comme je l'avais dit, si les victimes demandent tout simplement qu'un responsable politique, le président de la République ou le Premier ministre, puisse présenter des excuses, et que il refuse de le faire, ce n'est pas par manque des moyens, c'est par manque de volonté politique. Et dans notre expérience, nous avons été dans plusieurs pays, et ce que nous constatons là où le pouvoir pense qu’il a été lésé d'une manière ou d'une autre, où c'est le pouvoir vainqueur, nous travaillons beaucoup plus facilement pour soutenir les victimes de violences sexuelles. Mais là où c'est le pouvoir qui a été à l'origine de violations graves des droits humains, malheureusement, souvent il nie tout et il refuse que ça n'ait jamais existé. Et donc je pense que le plus grand problème c'est un problème de volonté politique. Mais il ne faut pas non plus oublier que dans les conflits, lorsque ceux qui ont commis les crimes gagnent la guerre, ils se retrouvent au pouvoir. Malheureusement c'est souvent eux qui devraient, comme on l'a dit, c'est eux qui devraient normalement mettre en place la justice transitionnelle mais souvent ils résistent à mettre cette justice transitionnelle en place puisqu'ils ne vont pas la mettre contre eux-mêmes. Et je crois que c'est là où on a besoin quand même de la justice internationale et humanitaire.

 

Deuxième question du public : 

Bonjour. Je suis originaire de la République démocratique du Congo, je suis une militante aussi, qui défend les droits des femmes. Donc je connais bien l'histoire de ce qui se passe à l'Est de la République démocratique du Congo. Est-ce qu'il y a l'espoir qu'un jour ce rapport Mapping dont vous avez parlé tout à l’heure puisse être sorti, de façon qu'on puisse quand même s'occuper de ces femmes-là, de ce qui s'est passé qui est marqué dans ce rapport Mapping ? Vous qui qui avez un peu de notoriété. 

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Je crois que, si vous êtes activiste, il faut se battre jusqu'au bout. C'est ce que nous essayons de faire, puisque je crois que demander à ces femmes, demander à ces familles, de pouvoir se reconstruire, de pouvoir se réconcilier, sans qu’on soit en mesure de leur dire la vérité… Je vous ai donné l'exemple : les familles me donnent des malades que j'opère, et 2 jours après les gens viennent et les assassinent dans leur lit. Tout ce que je peux raconter… Les familles me posent la question « mais où sont les corps ? » et je n'arrive pas à répondre. Et je crois que c'est ça la difficulté : de pouvoir reconstruire une société sans pouvoir utiliser les quatre piliers de la justice transitionnelle, à savoir donc pouvoir rendre justice, mais aussi faire des réparations et mettre en place des mesures de non répétition. En République démocratique du Congo, nous avons des seigneurs de guerre qui sont aussi bien dans l'administration que dans la chaîne de commandement de l'armée. Et je crois que pour les victimes, lorsqu’on nomme un commandant et dans sa ville ou dans son village, c'est lui qui a tué toutes les familles, c'est dramatique pour la personne. C'est comme si on ramenait la personne à revivre le même drame. Et donc je crois que ce rapport Mapping, ça serait un point de départ. Mais aujourd'hui nous réclamons même aux Nations Unies de faire un autre rapport, un autre Mapping qui doit prendre de 2003 à aujourd'hui, puisqu’après il y a eu les 617 crimes qui ont été… et la liste n'est pas exhaustive. Il y a eu d'autres crimes qui ont continué après ça, mais malheureusement aujourd'hui nous sommes confrontés à un mur et c'est pour ça que j'ai dit aujourd'hui que le système de doubles standards, toutes les politiques de doubles standards, décrédibilisent la communauté internationale et décrédibilisent le droit international et humanitaire. Et pourtant c'est ça qui constitue véritable socle de notre sécurité collective.  

 

Troisième question du public :

Bonjour. Merci pour l'opportunité. Je suis étudiant en 3e année de licence de géographie, je suis d'origine congolaise donc de la RDC. J'ai fait en L2 une petite conférence auprès de ma promo sur votre combat que vous faites, et c'est vrai que ce qui est ressorti de mes camarades de promotion c'est que le conflit au Kivu, on n’en parle pas. Ils ne connaissent pas ce conflit et c'est vrai que moi, j'ai grandi en France, ma mère est congolaise et quand elle m'a parlé de ce conflit-là, j'étais très surpris parce que moi-même je ne connaissais pas ce conflit. Donc ma question, elle est double. C'est, première question, pourquoi est-ce que ce conflit où il y a ces chiffres énormes que vous avez dit, ça me trouble aussi, c'est très marquant… Comment ça se fait qu’on n’en parle pas ou très peu ? Et la deuxième question qui suit : vous avez parlé des Nations Unies, des organisations internationales… Comment ça se fait que ce conflit qui dure depuis assez longtemps persiste encore aujourd'hui ? Comment ça se fait que ce conflit qui est très ravageur persiste encore aujourd'hui alors que ça dure quand même depuis pas mal d'années ? Merci. 

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Je crois qu'effectivement c'est une des crises la plus négligée et cette crise négligée, oubliée, puisque premièrement, il y a vraiment très peu de médias qui s'intéressent à cette crise, donc vous ne verrez pas ça ; quand vous le voyez c'est juste une phrase et puis ça passe. Mais nous sommes sur place ; les ONG qui sont sur place, MSF par exemple, peuvent vous donner les chiffres des personnes qu’ils soignent tous les jours. Aujourd'hui, nous avons 7 millions de Congolais qui sont déplacés internes, et ces déplacements internes parfois ça dure 3, 4, 5, 10 ans que les gens se déplacent d'un village à un autre. 7 millions de déplacés internes après le Soudan, c'est la République démocratique du Congo en nombre de de déplacés interne. Il y a quelques années, nous avions la plus importante des forces déployées par les Nations Unies. Mais je peux continuer à vous donner la liste de tout ce qui se passe en République démocratique du Congo mais les médias n'en parlent pas. C'est négligé aussi puisque sur le plan politique, il y a vraiment un manque de volonté politique évident. L'exemple le plus frappant, c'est que nous sommes en pleine escalade du conflit à l'Est du Congo, où l'armée rwandaise accompagne plutôt le M23, une rébellion. Ils sont en train de prendre des localités. Donc l'escalade est en cours mais c'est à ce moment-là que les Nations Unies décident de retirer les forces des Nations Unies pour laisser la population à son propre sort. Et ça, ça montre très bien un manque de volonté politique. 

 

Ce matin, je lisais que l'Union Européenne vient de donner 20 millions de dollars à l'armée rwandaise pour aller sécuriser en Mozambique. Et ça c'est quand même dommage puisque je crois que les éléments fondamentaux de l'Union européenne, le fondement de l'Union européenne, c'est quand même la démocratie, la paix. Il y a des valeurs. Et là l'Union européenne est en train de donner l'argent à un pays qui agresse un autre, contre la charte des Nations Unies, contre le droit international et humanitaire, et ils reçoivent des financements pour l'armée qui doit aller se battre en Mozambique. Mais c'est comme si vous mélangez, ici, je crois, les rivières Ille et Vilaine, et puis après vous allez faire la distinction : mais non. Dès que vous donnez de l'argent à une armée, qui est une armée d'agression, ils peuvent utiliser cet argent dans l'agression. Donc ça, ça montre le manque de volonté politique. Aujourd'hui, il y a une agression en Ukraine. On peut très bien voir comment le monde se comporte par rapport à la Russie qui agresse. Et là on pense que le droit international s'applique mais le droit international ne s'applique pas en Afrique lorsque le Rwanda agresse la République démocratique du Congo, avec toutes les conséquences sur le viol, sur le massacre. 

 

Et certainement, le dernier élément de cette crise négligée, oubliée, c'est qu'il n’y a pas d'aide humanitaire. L'appel qui a été fait pour 2024 : aujourd'hui, nous sommes à la fin de l'année, ils ont eu seulement 35 % des besoins qu'ils avaient pour couvrir le besoin de ces déplacés internes. Cela veut dire tout simplement que les restes de ces 7 millions de déplacés internes vont tout simplement mourir, souffrir, de faim, de manque de tout, et donc je crois qu’ici il y a un manque de volonté politique sur le plan international. La question à laquelle je vais répondre sans que vous la posiez : pourquoi ce manque de de volonté politique ? C'est qu’aujourd'hui, la République démocratique du Congo, c'est le pays qui, je dois dire, je prête cette expression, solution par exemple pour le changement climatique. Vous ne pouvez pas parler du changement climatique et des énergies renouvelables sans parler des batteries, et où se trouvent les réserves les plus importantes de cobalt pour fabriquer les batteries ? C'est en République démocratique du Congo. Vous ne pouvez pas parler des nouvelles technologies - téléphone, laptop et que sais-je encore - sans parler du tantalium, mais 80 % du tantalium mondial se trouve en République démocratique du Congo. Donc moi je pense que ce manque de volonté politique vient du fait que c'est une guerre économique, où ceux qui gagnent sur le plan économique n'ont pas la volonté de mettre fin à ces atrocités. Et c'est dommage mais je crois que ces systèmes de doubles standards aujourd'hui fait que finalement nous ne sommes pas sécurisés puisqu’il n’y a plus personne qui respecte les règles. 

 

Quatrième question du public : 

Bonjour. Merci. J'avais deux petites questions. Le viol a toujours été une arme de guerre, le corps des femmes a toujours été utilisé dans les guerres et au sein des conflits ; est-ce que dans votre parcours vous avez noté des différences selon les continents ? On en parle très très peu, on en parle dans des conflits sur le territoire, sur le continent africain ; est-ce qu’on en parle peut-être encore moins dans d'autres conflits sur d'autres continents ? Est-ce que vous avez quelque chose à nous dire sur le sujet ? Et la deuxième chose, je ne connaissais pas le réseau international de solidarité des survivantes, la Semma : est-ce que vous avez connaissance d'autres associations au niveau peut-être européen ou international qui rendent visible et qui donnent la parole à ces femmes et à des associations de solidarité ? Merci.

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Merci. La Semma n'est pas seulement en Afrique. Nous avons des associations ukrainiennes, des associations de Bosnie, de Kosovo, en Europe ; nous avons des associations en Amérique latine mais aussi en Asie. Et donc c'est un mouvement qui est un mouvement global. Je crois que l'idée derrière c'est tout simplement - personnellement j'ai cette conviction, et la raison d'ailleurs d'essayer de m'accrocher à professeur Renée, c'est cette capacité que vous avez de transformer la parole, donner un sens à la parole et je crois qu’aujourd'hui, on peut très bien voir que ceux qui maintiennent les femmes en esclavage sexuel les privent d'abord de la parole. Les victimes de violences sexuelles n'ont pas droit de dire ce qui leur arrive puisque l'entourage essaie de montrer que vous allez être humiliée. « C'est une honte et cetera. » Mais honte à qui ? La honte ne devrait pas être sur la victime, ça devrait être sur le bourreau, et le bourreau, lui, sait très bien que tant qu'il garde sa victime silencieuse, il peut continuer à violer et la victime et l'entourage de la victime. Nous pensons que la parole devrait être l'arme vraiment absolue qui permet en fait de shifter, de faire passer la peur de la victime vers le bourreau, puisqu’à partir du moment où le bourreau sait que la victime va dénoncer et bien c'est le bourreau qui a peur. Et aujourd'hui ce que nous recommandons, c'est que les femmes qui dénoncent, les femmes qui brisent le silence, ce sont des femmes qui reprennent leurs forces, qui reprennent leur pouvoir, et à ce moment-là, c'est elles qui exercent le pouvoir sur le bourreau.

 

La deuxième question, c'est par rapport au viol. En fait, je crois que c'était déjà dit ici mais je peux répéter. En fait, lorsque le viol est utilisé comme arme de guerre, on observe très bien que cette arme est utilisée différemment et pour des raisons différentes. Assez rapidement, je peux dire, quand vous prenez la Colombie et la République démocratique du Congo, le viol est utilisé pour des raisons économiques : chasser la population de leur village pour exploiter les minerais qui sont dans leur village. En RCA aussi, mais quand vous allez par exemple au Soudan, le viol a été utilisé comme une arme de nettoyage ethnique. Cela s'est passé également en Bosnie Herzégovine où ça a été utilisé comme une arme de nettoyage ethnique ; ça s'est passé également au Rwanda comme arme de nettoyage ethnique. Mais quand vous allez par exemple au Nigéria ou en Irak, chez les femmes yézidies, le viol a été utilisé tout simplement comme une façon d'humilier l'autre communauté et de rendre cette communauté esclave en prenant les femmes et en les vendant sur le marché comme des objets. Et ça s’est vu pour les femmes yézidies mais aussi au Nigéria avec Boko Haram. Lorsqu'ils prennent les femmes, c'est pour d'abord les utiliser sexuellement, et puis quand ils n'en veulent plus, ils les vendent sur le marché comme des esclaves. Donc vous voyez très bien que la façon d'utiliser cette arme peut varier d'un endroit à un autre mais l'objectif reste le même : humilier, détruire le tissu social de la communauté visée. 

 

Cinquième question du public : 

Merci beaucoup, merci docteur. Moi je suis très honorée d'être là, je me présente Régine Komokoli. Je vais rebondir tout de suite parce que je viens de la République centrafricaine. Il y a 30 ans, j'avais 10 ans, donc je faisais partie des quelques filles qui traversaient Bangui pour aller à Zongo en asile, pour aller vers Libenge où on était aussi victimes de viol, utilisées pendant la période de guerre. Aujourd'hui je vis à Rennes et donc j'ai deux questions. Je suis élue au département d’Ille-et-Vilaine, donc à ce titre je suis là, mais surtout j’ai cofondé un collectif de femmes victimes de violences dans le quartier de Villejean qui s'appelle Kuné et est devenu Les clandestines. Vous avez parlé de l'importance des excuses et la question c'est : comment faire entendre ça aux personnes ? Parce que finalement, il y a un lien entre toutes ces agressions faites aux femmes dans le monde entier, y compris ici quand les femmes sont victimes, on est confrontées à cette question des excuses qui est une vraie problématique. Je ne sais pas si on peut le ramener en politique mais en tout cas à mon niveau, ça c'est la première question. Et la deuxième question, c'est par rapport à la population congolaise, malgré tout j'ai des liens avec le Congo. Finalement dans ce parcours, on crée une famille et à Villejean, il y a 2 ans, on a une Congolaise qui a été victime de féminicide avec un Congolais. Finalement les parcours sont liés, parce que dans le quartier on a aussi des personnes qui ont commis ces actes ; on les connaît aussi et il n’y a pas de travail qui est fait en fait. Finalement on sait qu'au Congo ça avance, mais ici il ne se passe pas grand-chose. Et donc il y a une question de honte. Là on organise un événement, on va mettre le Congo à l'honneur et on a essayé de s'approcher de plusieurs femmes qui parlent de la honte, pour libérer la parole et sincèrement à par mon expérience de ce parcours et ce que j'essaie de faire, on n’a pas de réponse. Et moi je suis venue là, vraiment je vais repartir avec réponse de conseils : comment faire pour aider à sortir de cette honte, de libérer la parole, pour pouvoir finalement arriver à cette réparation ? Merci.

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Merci. On nous dit que nous devons être très très court. Je crois que les excuses, c'est d'abord reconnaître qu’on n’a pas fait ce qu'on devrait faire. Donc une fois que le gouvernement ou le pouvoir présente ses excuses, normalement c'est une forme de justice, et il y a des victimes qui ne demandent que ça. Pourquoi ? Puisque souvent lorsque les victimes vont en justice, selon mon expérience, elles ne vont pas en justice puisqu'elles espèrent pouvoir avoir des sommes d'argent ou pouvoir avoir des restitutions et cetera. Souvent dans notre contexte où il n’y a pas de restitution, il n’y a pas de réhabilitation, il n’y a rien. Les femmes vont en justice puisqu'elles veulent que leur statut de victime soit reconnu et je crois que cette reconnaissance, elle est très importante, puisque c'est cette reconnaissance qui permet aux victimes en fait de trouver leur place dans la société. Une société qui ne les a pas protégées, une société qui reconnaît son tort, et donc elles sentent qu’à partir du moment où j'ai eu justice, donc je serai protégée. C'est ça la non répétition. Et je pense que parfois, on a cette idée-là de penser qu’elles vont en justice puisqu'elles veulent que leur bourreau entre en prison, mais moi l'expérience que j'ai, la reconnaissance du statut est très très importante pour les victimes de violences sexuelles. Puisque non seulement elles sont exclues, non seulement elles sont rejetées et elles souffrent, elles ont besoin, elles sont culpabilisées, et donc moi je pense que c'est une démarche qu'il faut savoir faire, pouvoir faire, et ça je crois que c'est la société civile qui peut le demander. Comme j'ai présenté ici, il y a l'État, mais il y a aussi la société civile qui peut faire des changements dans la société. 

 

Pour la deuxième question : la parole c'est pour ça que nous sommes ici. Pour moi, la parole a une force que… toutes les autres mesures sont importantes, mais tant que la victime n'a pas cette prise de parole, briser le silence et dire « voilà ce qui me dérange, voilà je n'accepte pas » ; je crois que c'est seulement à ce moment-là qu'on voit tous les changements. Cet avant-midi, on discutait sur « est-ce qu'il faut être activiste après avoir souffert ? » mais je suis désolé, je constate que pour beaucoup de femmes, dès qu'elles libèrent la parole, elles deviennent fortes, elles deviennent fortes plus que jamais, elles deviennent fortes plus que jamais. On peut très très bien voir les femmes que nous encadrons à Panzi quand elles ont libéré, elles ont eu la force de libérer la parole, et qu'elles retournent dans leur communauté. Souvent elles sont élues pour diriger les autres. Et donc moi je pense que travailler sur la libération de la parole, c'est vraiment très très important. Parce que je crois qu’on peut combiner d'autres mécanismes de luttes contre la violence sexuelle mais si nous continuons avec notre société telle qu'elle est construite, c'est-à-dire lorsqu'une femme est violée, c'est sa faute, lorsqu'une femme est violée, elle est exclue, les femmes ne libéreront jamais la parole et les viols vont continuer. Mais le jour où la société se rend compte qu'il faut soutenir les victimes contre les bourreaux, on va changer tout simplement. La honte sera sur le bourreau et si la honte est sur le bourreau, on sait ce qui va se passer.  

 

Sixième question du public : 

Docteur Denis Mukwege, bonjour. C’est un honneur, un triple honneur et bonheur de vous rencontrer, premièrement en tant que femme, en tant qu'Africaine, mais aussi en tant que jeune. Moi je suis Camerounaise je m'appelle Chantal ####, étudiante en master 2 en Communication publique et politique ici même à Rennes 2, et aujourd'hui je voulais vous demander : tout à l'heure, vous avez dit que les problèmes majeurs que nous rencontrons c'est justement le manque de volonté politique. L'ONU donc les organisations internationales qui ne veulent pas reconnaître simplement les crimes qui sont commis, qui ne nous aident pas finalement à pouvoir régler les problèmes. Ma question donc en tant que jeune Africaine, c'est de savoir - parce que je pense sincèrement, et comme le disait Thomas Sankara, que l'esclave qui n'arrive pas à assumer sa révolte ne mérite pas la liberté - donc c'est à nous-même de pouvoir justement porter nos combats en tant que jeunes Africains, quelle est la place justement, quel est le rôle de cette jeunesse africaine, surtout la diaspora, dans la résolution et la mémorialisation de ce conflit ? Merci.

 

Pr. Dr. Denis Mukwege : 

Merci. Je suis tout à fait d'accord avec vous puisque je pense qu’en Afrique, on ne peut pas continuer à blâmer les autres. Si vous les blâmez, et qu'ils ne vous aident pas, essayez de faire vous-même. Je pense que c'est ce qui manque aujourd'hui à notre jeunesse. Le grand problème que nous avons, c'est est-ce que les gens, malheureusement, nous avons des hommes politiques ou des organisations qui ont des prix, et lorsqu'on a un prix donc finalement on ne peut pas aller au bout d'un idéal. Et moi je pense qu’on voit ce qui se passe en Europe aujourd'hui avec l'Ukraine, toute l'Europe fédère contre l'agresseur, mais quand ça se passe en Afrique, les Africains sont utilisés pour agresser les autres Africains. Si ça doit continuer comme ça, je suis désolé, on n’ira pas loin. Il faut comprendre le message, le double standard, ça nous concerne absolument puisque ce qui se passe en République démocratique du Congo a d'abord violé la charte des Nations Unies, violé le droit international et humanitaire, avec des crimes qui sont répertoriés par les Nations Unies, par les ONG… Et même commencer une enquête, ça jamais été fait. Donc moi je pense que dans ces conditions, il ne faut pas trop attendre, il faut savoir se battre.

 

[Applaudissements]

Cette conférence est l'un des rendez-vous programmés dans le cadre de la Journée internationale pour l’élimination des violences faites aux femmes par l’Université Rennes 2 pour sensibiliser et lutter contre les violences sexistes et sexuelles (VSS). 

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