Faut-il interpréter les comportements animaux en prenant l'humain comme référentiel, ou au contraire faire l'hypothèse d'une séparation stricte qui rend notre espèce singulière ? Saketh Upadhya/Unsplash, CC BY
L’anthropocentrisme, entendu comme la préférence donnée à l’humain dans un monde qu’il est libre d’exploiter à sa guise, tend à entrer en collision avec une notion de plus en plus utilisée ces dernières années : le spécisme. Le philosophe François Jaquet a récemment souligné le risque de confusion entre les deux termes. Il est, de fait, impératif de les dissocier. C’est possible si l’on fait l’hypothèse que l’anthropocentrisme est un biais cognitif, là où le spécisme relève d’un projet de société.
Des anthropocentrismes
L’anthropocentrisme est une notion qui, bien que fréquemment utilisée, ne se laisse pas aisément cerner. Les définitions données par les dictionnaires sont imprécises, mais s’accordent globalement pour y décerner la propension des humains à se voir comme le centre de l’univers. C’est donc un mode de relation au monde où ces mêmes humains jugent de tout par rapport à eux, n’accordant attention et importance qu’à ce qui offre de l’intérêt pour eux. De fait, le discours savant tend aujourd’hui à condamner l’anthropocentrisme en raison de son finalisme, c’est-à-dire l’inclination à percevoir la nature comme une ressource à exploiter sans vergogne, l’humain étant son premier destinataire ; à tout le moins possède-t-il, en raison de son exceptionnalité, plus de droits sur elle que n’importe quel autre être vivant.
Cette conception négative de l’anthropocentrisme est en partie remise en cause par certains apports de l’anthropologie. Par exemple, les travaux de Philippe Descola sur les Achuar d’Amazonie équatorienne montrent que si ceux-ci posent un regard anthropocentrique sur le monde, il s’agit cette fois d’un anthropocentrisme intégrateur.
Les Achuar considèrent, en effet, les autres espèces comme des êtres humains sous une autre forme ; leur morphologie diverge, non leur intériorité. Les humains n’en demeurent pas moins la forme la plus aboutie du vivant, les seules « personnes complètes » (penke aents) en ce que leur forme correspond à leur essence. Cela n’induit pas que certaines vies ont plus de valeur que d’autres : l’inclination à mettre de l’humain partout préserve les Achuar de cette dérive.
D’une parenté à une séparation de l’humain et de l’animal
L’histoire met en évidence le fait que notre rapport aux animaux n’a rien de figé. Stephen Newmyer a montré que la Grèce classique, à partir du Ve siècle avant notre ère, a fortement modifié le regard posé en Occident sur le reste du vivant. C’est à cette période que la séparation humain/animal s’affirme et que le concept même d’« animal » est forgé. La pensée grecque établit alors une corrélation entre la raison et le langage articulé (le mot grec logos renvoie à ces deux réalités), ce qui revint à la réserver à une espèce et à affirmer sa singularité. Le christianisme a ensuite approfondi cette voie.
Avant cela, dans la Grèce présocratique, l’idée d’une parenté avec le reste du monde animal dominait. Empédocle dénonce la consommation de viande comme un parricide et de l’anthropophagie. Les différences sont avant tout vues comme étant de nature morphologique : Xénophane de Colophon écrit que si les bœufs ou les lions avaient des mains, eux aussi peindraient et représenteraient les dieux à leur image. Le poète Ésope surenchérit : s’ils avaient des mains, les lions façonneraient des statues mettant en avant leur puissance… aux dépens des humains. Bref : pour les présocratiques, l’intériorité des animaux ressemble étrangement à celle des humains et ces derniers ont surtout une morphologie plus adaptée à l’expression de leurs fantasmes.
L’anthropocentrisme comme biais cognitif
Comment concilier ces approches en apparence contradictoires de l’anthropocentrisme ? En se fondant sur ce que les sciences cognitives nous apprennent. Les travaux des psychologues Daniel Kahneman et Olivier Houdé, notamment, ont souligné l’importance des biais cognitifs dans le fonctionnement psychique des humains. Ce sont même eux qui régissent la plupart de nos décisions. Ces biais constituent des stratégies simplificatrices du cerveau pour collecter et interpréter les informations fournies par le milieu dans lequel nous nous trouvons, des raccourcis de la pensée dont l’objectif est de s’adapter rapidement à une situation donnée.
Il est vraisemblable que l’anthropocentrisme soit l’un de ces nombreux biais. Quand il appréhende son environnement, l’humain tend spontanément à se recentrer sur ce qu’il connaît le mieux, lui-même, et à le projeter sur ce qui lui est extérieur. Il s’agit, en somme, d’une réponse à des ressources cognitives limitées. Ce double mouvement (recentrage/projection) est similaire à celui opéré, dans les rapports entre humains, pour analyser les comportements et les intentions d’un tiers.
Un mode de pensée automatique issu de l’évolution
Ce qui est certain, c’est que dans le cadre de l’évolution, l’espèce humaine a dû se ménager une place dans la nature, faire face durant des centaines de milliers d’années à un environnement hostile où l’accès aux ressources était risqué, limité et aléatoire. Au Néolithique, à la fin de la dernière glaciation, il a domestiqué certaines espèces vivantes. Dans les deux cas, les humains ont dû tenter de comprendre l’intériorité d’autres êtres, prévoir leurs réactions et apprendre à les côtoyer.
C’est donc dès la préhistoire, à une période où la césure entre les humains et les autres animaux était bien moins marquée qu’aujourd’hui, que la reconnaissance d’intériorités proches (avec, en partage, une intelligence, des émotions, des sentiments, un intérêt à vivre, etc.) a favorisé l’émergence de cette forme de pensée automatique qu’est l’anthropocentrisme.
C’est en se fondant sur le fait que le cerveau humain a été façonné par le long processus de l’évolution que l’on peut proposer une définition renouvelée de l’anthropocentrisme et émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un biais cognitif. Ce biais se nourrit d’une autre inclination, celle à la solidarité avec le semblable, celui dans lequel on reconnaît son reflet, ce qui facilite l’identification. Charles Darwin, déjà, avait souligné que la survie d’une espèce repose sur l’entraide au sein du groupe.
L’inclination à se prendre comme référence et à aimer au plus proche donne à l’anthropocentrisme, fruit de l’évolution, un caractère biologique, puisqu’inhérent au fonctionnement du cerveau humain. Cela en fait un mode d’appréhension spontané qui ne peut pas réellement être évité. Tout l’enjeu réside, de fait, dans la prise de conscience de ce biais cognitif afin d’apprendre à penser contre soi-même, d’autant plus quand l’anthropocentrisme induit de se concevoir comme la forme la plus achevée du vivant.
Anthropocentrisme, anthropomorphisme et spécisme
Comment articuler cette conception de l’anthropocentrisme avec l’anthropomorphisme (qui lui est ordinairement opposé) et la notion, récente, de spécisme ? La question de l’anthropomorphisme est la plus simple. Il est ordinairement entendu comme l’inclination à attribuer des formes ou des caractères humains à d’autres êtres (dieux, animaux, plantes…). Deux biologistes autrichiens, Esmeralda G. Urquiza-Haas et Kurt Kotrschal, l’ont corrélé, grâce à l’imagerie cérébrale, à des mécanismes cognitifs et l’ont étroitement lié à l’évolution.
L’anthropomorphisme aide ainsi à décoder le comportement et les intentions d’autres êtres animés dont on présuppose, parce qu’ils sont animés, qu’ils disposent d’une intentionnalité. Il s’agit, de nouveau, d’un processus rapide et inconscient, donc apparu tôt dans le cerveau humain. Il faut y voir un outil de l’anthropocentrisme (utilisé lors du double mouvement recentrage/projection précédemment évoqué). Et comme l’anthropomorphisme a à voir avec le fonctionnement du cerveau, on peut très bien imaginer, comme le fait par exemple l’éthologue Cédric Sueur, un cynomorphisme pour le chien ou un macacomorphisme pour le macaque.
Quant au spécisme, terme popularisé par Peter Singer et qui dénonce la propension à attribuer une valeur ou des droits différents aux êtres en fonction de leur appartenance à une espèce, il s’agit d’une modalité radicalisée de l’anthropocentrisme, une déclinaison au même titre que le racisme par rapport à l’ethnocentrisme. Loin de se réduire à un mécanisme de pensée spontané, il relève d’un projet de société et s’accompagne d’un discours essentialiste et d’un jugement de valeur. Il ne s’agit plus seulement de privilégier le semblable au nom d’une solidarité intuitive, mais d’élever des frontières. D’où l’impératif d’échafauder un récit sur les humains et les autres espèces afin de légitimer l’exploitation de ces dernières.
L’anthropomorphisme demeure toujours de mise dans le spécisme, mais pour signifier cette fois le repli, analyser les autres animaux en termes d’absence, et ce en fonction d’un idéal présumé du vivant. À titre d’exemple, on va chercher chez eux de l’intelligence sans considérer les formes multiples qu’elle peut prendre, loin d’être toutes assimilables à l’intelligence humaine, qui elle-même peut s’exprimer sous des formes variables (on distingue, par exemple, les intelligences logicomathématique, émotionnelle, kinesthésique, musicale, etc.).
Questionner l’exceptionnalité humaine
Désanthropiser les notions avec lesquelles nous appréhendons les animaux, travail auquel s’est attelé, par exemple, l’historien Éric Baratay, est, dans ce cadre, une manière de ne pas conclure trop vite à l’exceptionnalité des humains. Il s’agit, à l’inverse, de faire une évaluation plus juste des distances, de ce qui est identique, proche ou similaire entre les humains et les autres espèces.
C’est une façon d’échapper à ce que Frans de Waal a appelé l’anthropodéni. Quoi qu’il en soit, là où l’anthropocentrisme est un biais cognitif dont on peut supposer qu’il relève de l’invariant biologique (en ce qu’un phénomène analogue pourrait exister chez chaque espèce), le spécisme constitue une variation culturelle, en somme un choix civilisationnel.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.