Date de publication
27 novembre 2025
modifié le

Sylvain Delouvée : “La diffusion des connaissances au grand public fait partie de nos missions”

Spécialiste des croyances collectives et de la désinformation, le maître de conférences en psychologie sociale à Rennes 2 s’est vu attribuer, le 26 novembre 2025, une médaille CNRS-France Universités pour l’émission “Sommes-nous tous racistes ?”. De retour de la première édition des résidences Sciences-Société France–Québec, il raconte son travail sur ce projet et son engagement pour la médiation scientifique.  

Sylvain Delouvée déjeunant avec des étudiantes au 26e Forum international Sciences Société
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Sylvain Delouvée déjeunant avec des étudiantes au 26e Forum international Sciences Société (voir ci-dessous les dernières questions de cet article). Crédit photo : Hombeline Dumas/Acfas

Diffusée le 17 juin 2025 sur France 2, l’émission “Sommes-nous tous racistes ?” a réuni plus de 2 millions de téléspectatrices et téléspectateurs en direct et continue de faire de fortes audiences en replay. Quel intérêt voyez-vous à participer à une émission grand public de ce type ?

D’abord, je suis fonctionnaire, je travaille pour l’État ; dans mes missions d’enseignant-chercheur, il y a l’enseignement, la recherche, mais aussi la diffusion des connaissances au grand public et avec celles et ceux qui prennent des décisions. J’ai toujours vu ces trois éléments comme indissociables. Et c’est rare pour une chercheuse ou un chercheur d’avoir un temps d’antenne aussi important lors d’une émission en prime time, c’est vraiment une opportunité.

L’audience a en effet été importante dès le soir de la diffusion, et après, via le replay et les réseaux sociaux, ce qui montre le bouche-à-oreille. De nombreux collègues de l’université m’ont aussi demandé l’accès au programme pour l’utiliser dans leurs cours. Je vais également intervenir prochainement au lycée Louis-Le-Grand auprès d’élèves qui auront visionné l’émission en classe. Au final, le grand public était au rendez-vous, et les collègues universitaires comme les enseignantes et enseignants du secondaire se sont approprié le contenu : j’en suis très heureux.

Comment avez-vous concilié vos exigences scientifiques avec les contraintes d’un programme télévisé de divertissement ? 

Phare Ouest Productions est venue me chercher avec cette idée d’émission, et il a fallu presque trois ans de travail pour aboutir au résultat diffusé. L’objectif, pour moi, ce n’était surtout pas de servir de caution scientifique à un simple divertissement mais de faire en sorte que la science soit vraiment au centre de la démarche. Avec la société de production et France Télévisions nous nous sommes entendus sur un point fondamental : j’avais le dernier mot sur tout ce qui relevait du contenu scientifique. J’ai participé à la sélection des participantes et participants, été présent pendant l’intégralité du tournage, etc. C’était essentiel pour garantir la rigueur du processus. Je n’étais pas décisionnaire sur les éléments narratifs ou esthétiques, mais lors du tournage, le réalisateur me sollicitait pour chaque modification. Je cautionne donc à 3000 % tout ce qui a été fait. D’ailleurs, le journaliste Jamy Gourmaud n’était pas inclus au départ du projet, et lorsque nous l’avons sollicité, son critère principal pour participer était justement l’assurance de la rigueur scientifique. Comme il vient des sciences dites dures, et moi de la psychologie sociale, nous nous sommes retrouvés sur la démarche expérimentale - le recours à des variables, facteurs, protocoles… bref, une manière commune d’aborder les choses.

L'équipe de l'émission "Sommes nous tous racistes ?"
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L'équipe devant la caméra de l'émission "Sommes-nous tous racistes ?". De gauche à droite : le réalisateur et comédien Lucien Jean-Baptiste, les journalistes Marie Drucker et Jamy Gourmaud, et Sylvain Delouvée. Crédit photo : Phare Ouest Productions/France Télévisions

L’émission aura une suite, “Sommes-nous tous sexistes ?”. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, le projet est en cours, sur le même principe. Nous avons confronté une cinquantaine de Françaises et Français à des expériences portant sur le sexisme, sans leur expliquer l’objectif réel pour éviter le biais de désirabilité sociale (c’est-à-dire ne pas être vue comme une personne sexiste). Nous serons toujours avec Jamy Gourmaud, et avec une nouvelle invitée : Caroline Vigneaux, humoriste et ancienne avocate, engagée sur ces questions. Le tournage et le montage sont terminés. Je suis impatient de la diffusion. Nous avons en parallèle déposé deux autres thématiques d’émission et nous espérons une suite.

Vous prenez souvent la parole dans les médias : quel cadre vous êtes-vous fixé ?

Pour cette émission, ma ligne directrice était de présenter de la manière la plus rigoureuse possible les processus en jeu dans le racisme. Toutes les expériences tournées ont été diffusées, et nous n’avons jamais modifié les résultats. La transparence était un impératif. Sur les aspects narratifs, j’ai laissé la main aux professionnelles et professionnels : c’est leur métier. Mais je validais le déroulé et le contenu, et j’avais indiqué que je me retirerais si quelque chose ne me convenait pas - cela n’a jamais été nécessaire.

Deuxième point : la question de la confiance avec les journalistes. Elle se construit dans la durée. Sur ce projet par exemple, nous avons passé 3 ans ensemble. Dans les médias, j’ai tendance à aller vers le service public, même si j’ai aussi de très bons contacts dans la presse privée. En fait je tente, et j’observe le résultat : déformation des propos ou pas. Quand un article ne me satisfait pas, je le dis et je ne réponds plus aux sollicitations de ce journaliste. Avec les journalistes que je ne connais pas, je demande à relire mes propos ; sinon, je ne demande pas de validation car je connais leurs contraintes de temps.

Enfin, pour moi, une intervention média, c’est comme un cours : il y a quelques idées essentielles à transmettre, qu’il faut illustrer, expliquer, répéter. La répétition est la base de toute pédagogie. Et, en même temps, il faut s’appuyer sur son expertise de chercheuse ou de chercheur. L’objectif n’est pas de parler en jargon ni d’employer des grands mots pour montrer son expertise, mais de s’assurer que le public reparte avec deux ou trois notions claires. Il faut donc soigner le langage et bien redéfinir les concepts pour éviter les incompréhensions, veiller à ce que l’on parle bien de la même chose.

Que diriez-vous à vos collègues universitaires réticentes ou réticents à prendre la parole dans certains médias ?

Certaines et certains collègues pensent en effet que les journalistes manipulent l’information. Mais comme on le démontre dans l’émission, il faut arrêter de généraliser. Je ne connais pas “les journalistes”, je connais des journalistes, chacune et chacun est très différent.

Je pense que c’est aussi important de rappeler que les connaissances sont le point de départ de la transmission. Je ne me définis ni comme vulgarisateur, ni comme journaliste scientifique, capable de vulgariser toutes sortes de savoirs. Quand on tient à un sujet, quand on y travaille depuis des années, il me semble normal (et même important) de prendre le temps de l’expliquer.

Une partie de l'équipe des scientifiques invitées et invités 26e Forum international Sciences Société organisé par l’Acfas dont les 3 venant de France : Magali Talandier, Thanh Nhat Pham et Sylvain Delouvée
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Une partie de l'équipe des scientifiques invitées et invités 26Forum international Sciences Société organisé par l’Acfas dont les 3 venant de France : Magali Talandier, Thanh Nhat Pham et Sylvain Delouvée. Crédit photo : Hombeline Dumas/Acfas

Vous avez été lauréat de la première édition des résidences Sciences-Société France–Québec, organisée par l’Acfas et le Consulat général de France à Québec. Vous revenez de dix jours au Québec (du 31 octobre au 12 novembre 2025). Comment s’est déroulé votre séjour ? Quelles actions avez-vous pu mener ?

Nous étions trois à venir de France : la géographe Magali Talandier, Thanh Nhat Pham, spécialiste en chimie verte, et moi-même en psychologie sociale. Nous ne nous connaissions pas, et ça a été une expérience incroyable.

Nous avons participé au 26Forum international Sciences Société organisé par l’Acfas au Collège Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse, qui a réuni plus de 250 étudiantes et étudiants du réseau collégial québécois* et 18 chercheuses et chercheurs du Québec et de la France pour leur faire vivre une immersion au cœur de la recherche. De nombreux temps d’échanges étaient organisés, notamment informels avec des activités ludiques à faire ensemble, et c’était très stimulant. Certains jeunes étaient venus de loin et j’ai senti une vraie implication, elles et ils étaient extrêmement curieux, posaient beaucoup de questions et cherchaient à comprendre la science au sens large. De mon côté, j’ai présenté un travail sur la manière dont les théories conspirationnistes s’appuient sur des références fictionnelles (par exemple l’usage, par l’extrême droite, de Matrix et des fameuses pilules bleues et rouges). Un thème qui parle beaucoup aux étudiantes et étudiants.

Pour la première année, l’Afcas avait choisi d’élargir le séjour à une résidence scientifique. Je me rends déjà 2 fois par an au Québec pour mes recherches donc j’ai déjà un réseau local important, mais j’en ai profité pour rencontrer des partenaires dans le but de développer davantage des projets de médiation scientifique. J’ai pu travailler notamment avec le Centre québécois d'éducation aux médias et à l'information, donner des cours et des conférences grand public, le tout avec un accueil très positif. Je constate que le Québec est très avancé en médiation scientifique : c’est pris très au sérieux, avec beaucoup de journalistes spécialisés, de structures, d’associations. Le foisonnement autour de ce sujet est impressionnant.

Quelles seront les suites de ce séjour ?

Ce séjour a permis de renforcer des perspectives concrètes de collaboration franco-québécoise, en particulier autour de projets portant sur la perception des risques sociétaux et sur la conception de dispositifs de médiation scientifique destinés aux enseignantes et enseignants, aux journalistes et aux publics jeunes. Les échanges engagés devraient se prolonger sous la forme de recherches comparatives, d’outils numériques et de formations croisées en médiation scientifique.

L’Acfas et le Consulat général de France à Québec vont relancer l’appel l’année prochaine, et j’invite tous mes collègues qui le peuvent à postuler ; c’est une belle expérience ouverte à toutes les disciplines.

* Un cégep est un établissement d’enseignement supérieur québécois qui offre une formation préuniversitaire ou technique après le secondaire. Il constitue une étape intermédiaire unique au Québec, située entre le lycée et l’université.

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