Deux combattants testent un nouveau drone qu’ils souhaitent utiliser à des fins de renseignement militaire, à quelques centaines de mètres des lignes russes. R. Huët, Fourni par l'auteur
Le calme est tout relatif. Les roquettes sifflent au-dessus de nos têtes. J’ai pris le réflexe de compter le temps qui sépare le sifflement de l’explosion : « 1, 2, 3, 4 ». C’est assez loin, suffisamment pour que je ne m’en inquiète pas vraiment.
Avec le temps, ces bombardements deviennent habituels, presque solennels, comme s’il ne pouvait en être autrement. Ils n’empêchent pas le sommeil. C’est là encore une constante observée par de nombreux écrivains par exemple W.G. Sebald ou Heinrich Böll.
Au cœur de la catastrophe, la vie suit son cours, presque normalement, comme si l’attitude la plus normale était d’ignorer les menaces réelles. Je n’y vois qu’une manière de déréaliser la situation pour être en capacité de la vivre.
Au « QG »
Ombre - que j'ai évoquée dans la chronique précédente - partage ce « quartier général » avec « Sova » (chouette) et « L’Ingénieur », deux « camarades » biélorusses. Pour être pleinement un combattant, il faut encore se trouver un nom, quelque chose soit d’absurde, soit d’un peu plus significatif. Ombre s’est choisi le nom de son chien pour le rappeler à sa mémoire. Parmi les dizaines de combattants rencontrés dans le Donbass, Ivanov a pris un pseudonyme plus brutal, « Rockett ». Il faut dire qu’avec son corps imposant et sa longue barbe, on se l’imagine bien avec le lance-roquettes sur l’épaule.
Rockett. R. Huët, Fourni par l'auteur
J’ai aussi rencontré « Scotch », la professionnelle des bandages sur le front, « Farine », « Dima de Crimée », « Lessik », « Ioura », etc. Et quand ils se lassent de leurs pseudonymes, ils s’en cherchent d’autres en fonction de leur humeur ou de leur état psychologique du moment.
Ombre et ses deux amis louent une petite maison, vieille et en mauvais état :
« Le propriétaire nous l’offre gracieusement, nous n’avons qu’à payer les factures d’eau, c’est très avantageux. »
Elle partage sa chambre avec Sova qui, à la faveur de l’expérience commune de la guerre, est devenu son petit ami. L’Ingénieur, lui, a sa chambre à côté. Une troisième chambre séparée d’un simple rideau est destinée à accueillir les visiteurs de passage comme nous.
Le QG où Ombre et ses amis se reposent entre deux tours au front. R. Huët, Fourni par l'auteur
Dans le salon traînent toutes les batteries et les drones, dont la valeur est estimée à plus de 5 000 dollars par appareil. Ils profitent de leur repos pour recharger la dizaine de lourdes batteries (plus de cinq cents grammes chacune) avec un groupe électrogène. Ils ont Internet grâce à Elon Musk et ses Starlink. Ça facilite bien des choses pour communiquer et tuer le temps.
La maison est vétuste, sale et en certains endroits un peu répugnante. Ils ne la nettoient pas. Tout juste font-ils la vaisselle, avec l’énergie qui leur reste. Ils ont désappris la plupart des usages de la vie normale. Le contraste est saisissant entre la saleté et l’hyper-technologie posée presque négligemment à même le sol.
Batteries de drones dans la maison. R. Huët, Fourni par l'auteur
Ombre est bien fatiguée. Elle a passé une dizaine de jours sur le front. Alors, quand elle arrive, la toute première chose qu’elle fait est de se doucher pour se libérer de la saleté, de la sueur et « du bout de cervelle collé à son pantalon », me dit-elle.
Pour le reste, Ombre, L’Ingénieur et Sova n’ont fait que dormir. Dans les rares moments où ils sont éveillés, ils mangent, regardent des animés japonais, se rendorment. Le repos est un moment de désœuvrement. Ils n’ont pas le cœur à grand-chose d’autre.
Il y a là une constante : la guerre est un temps annulé, occupé par l’attente d’un ordre, d’une mission, ou d’une confirmation qui viendra toujours dans un temps incertain, subitement. Les projections dans l’avenir ne peuvent être qu’élémentaires, jour après jour, heure après heure. Ce n’est pas seulement l’avenir qui est hypothéqué mais l’heure d’après. C’est un fait bien connu : la vie est faite d’intensité et d’ennui. Le vécu de ces opposés donne sans doute à la guerre son « charme ».
Combattants anarchistes
Entre le front et les villes plus paisibles, j’ai rencontré de nombreux combattants. Ils sont droniste, artilleur, lanceur de mortier, medic, conducteur de tank. Parmi eux, beaucoup d’« internationalistes » issus de mouvements d’extrême gauche ou anarchistes de Biélorussie, de Russie et d’Ukraine.
Ombre est l’une de ces activistes biélorusses. Malgré son jeune âge, elle n’en est pas à sa première guerre. En 2017, elle a rejoint le Rojava en Syrie pour combattre aux côtés des forces kurdes.
Jusqu’alors, elle n’avait pas d’idées politiques claires. Elle était séduite par le projet révolutionnaire du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), mais elle ne s’en faisait qu’une idée assez générale. Sur place, elle côtoie de nombreux activistes du monde entier, suit les formations du PKK et se forge de solides convictions politiques anarchistes. Quel que soit le motif de son engagement, je ne peux m’empêcher de penser qu’il faut une sacrée dose de rage contre le présent pour s’en aller à nouveau faire une guerre à 26 ans.
Sur ce vieux réfrigérateur, des autocollants anarchistes de divers pays. R. Huët, Fourni par l'auteur
Ils estiment être une centaine d’anarchistes du monde entier venus, comme Ombre, combattre en Ukraine. C’est bien peu. Chez ces activistes, la vie politique est totale. Leur présence dans les conflits les plus importants du présent exprime ce radical désir de participation au monde.
Il faudra bien qu’on se demande ce que cette soif de vie politique dit de l’état de notre société. Qu’importe que le potentiel politique soit minuscule – et en Ukraine il est absolument insensé d’espérer installer une force d’extrême gauche significative –, leur présence dans les conflits du temps donne de la substance à leur âme. La teneur existentielle et le projet politique se confondent et se renforcent mutuellement.
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Ces anarchistes ont à cohabiter et à s’organiser avec une foule de combattants aux positions politiques différentes (nationalistes, libéraux, extrême droite, apolitiques). Ils ne s’embarrassent pas de ces conflits de vision du monde. L’action pragmatique dans un monde menacé et écroulé relègue au second plan les idéologies et les théories politiques. Les solidarités s’imposent. Elles ne reposent pas sur une vision partagée du monde mais sur l’action quotidienne, l’extrême nervosité de la vie, l’attention focalisée et partagée sur la situation.
Des vies qui ne concèdent pas
Pour ces « internationaux politisés », le choix de rejoindre la guerre a bon nombre d’explications. Ceux qui ont connu l’expérience du Rojava en ont été profondément éprouvés. Beaucoup d’entre eux ont connu de grandes difficultés à retrouver une vie normale. On ne quitte pas si facilement un monde composé de tant d’intensités. Il devient difficile de se mettre à la hauteur de la banalité de la vie ordinaire.
Au cours de leurs discussions, j’apprends que les retours ont été marqués par une importante solitude, des envies suicidaires, des retraits de l’activisme politique, des ennuis judiciaires, une solitude radicale, des épisodes dépressifs et de nombreux cas de suicide.
Prendre part à la guerre en Ukraine est une façon de régler ce problème de la désadaptation sociale tout en allant au bout de leur engagement politique. Ce sont des vies qui ne concèdent pas vraiment, qui ne reviennent pas sur leurs choix antérieurs car trop de soi a déjà été donné. Toutes ces difficultés de réadaptation sociale les rendent disponibles, le moment venu, pour expérimenter d’autres aventures guerrières. Ils savent ce qu’est la guerre. Ils en ont déjà l’expérience. Et il leur est difficile d’ignorer la situation réelle de leurs « camarades » ukrainiens, biélorusses et russes qui s’activent sur les fronts. Ce sont ces facteurs entremêlés qui les entraînent vers d’insondables destins.
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On peut donner à ces décisions de participer à la guerre des explications politiques et existentielles, les unes allant difficilement sans les autres. Il est certain que ces anarchistes ont en commun une violente colère contre le monde et un vif désir d’insoumission.
Leur colère n’est ni diffuse ni incontrôlée. Elle est froide et résolue. Elle se trouve des mots, des explications et des pratiques concrètes. Se développe alors une foule de petites sectes politiques qui, à mesure qu’elles s’enfoncent dans la clandestinité et la violence, se raidissent et se coupent du monde.
« On trouve partout les mêmes personnes », remarquent les internationalistes. Alors, entre eux, ils se rappellent leurs souvenirs du Rojava. L’un raconte sa sidération de constater que « les Arabes de l’État islamique » (EI) faisaient leurs besoins dans toutes les pièces des maisons qu’ils occupaient sur le front. Un autre se souvient de Billy, le combattant un peu débile, qui s’excitait d’avoir trouvé un string léopard dans l’une de ces maisons reprises à l’EI. Non content de sa trouvaille qui prit la forme d’un véritable trophée, il avait eu la brillante idée de le planquer dans le lit d’un des cadres du PKK. Quelques heures plus tard, il se fendait en deux devant la réaction gênée et pudique de ce dernier qui venait de découvrir le bout de tissu.
Ils évoquent aussi les flirts entre camarades, pourtant interdits par le PKK. Bien sûr, ils abordent des sujets bien plus sérieux : les assauts contre l’armée turque ou l’État islamique, les pertes de camarades, les moments héroïques, la situation politique dans l’un ou l’autre pays. Ces expériences font des vies sacrément bizarres et saturées d’intensité.
Leur ordinaire est singulièrement rétréci mais entier. C’est un monde minuscule où se rencontrent des destins heurtés et des vies totales. Ils ne forment pas une brigade entière. Ils se sont dispersés dans différentes unités. À défaut de se faire une place significative dans l’échiquier politique de l’après-guerre en Ukraine, cela leur permet au moins de ne pas être tous tués ensemble…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.