Tout comme cet éditorial, l’ensemble du numéro 5 de Palimpseste est un témoignage de l’époque. Nous avons décidé de reproduire ici l’appel à contribution rédigé dans le contexte du premier confinement de la crise sanitaire qui n’en finit pas. Impulsion initiale, il invitait les chercheurs de notre université à contribuer à la réflexion en profondeur sur l’état du monde – penser le « monde d’après » –, que cette crise a rendue encore plus indispensable. Ils ont réagi de deux manières différentes, les uns en mettant l’accent sur ce que cette crise, et en particulier l’expérience du confinement, dit de nous et de nos temps, les autres en soumettant au débat des mouvements latents de la société globalisée d’aujourd’hui, que la crise a rendus sinon visibles, du moins palpables comme facteurs des transformations en cours ou à venir du monde. En réalité, ces deux perspectives sont indissociables. Il va sans dire que les contributions à ce numéro ne peuvent prétendre à aucune vision d’ensemble, mais – aussi fragmentaires soient-elles – elles sont annonciatrices des pistes du travail qu’il est urgent de poursuivre.
Penser le « monde d’après » avec les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales
Demain ne sera pas comme hier.
Il sera nouveau et dépendra de nous.
Il est moins à découvrir qu’à inventer.
Gaston Berger
La crise sanitaire provoquée par la covid-19 a secoué en profondeur les fondations de notre organisation sociale, en France, en Europe et bien au-delà. Elle en a révélé certaines limites, en a montré les faiblesses et les forces. Elle a accentué et rendu visibles les inégalités sociales, notamment à travers diverses pathologies générées par les conditions du confinement. La crise sanitaire a attiré l’attention sur les risques et les dangers de l’instrumentalisation excessive et irréfléchie de la nature et du monde animal, avec qui nous partageons une communauté de destin ; en effet, la réduction de l’espace vital des animaux est sans doute à l’origine du nouveau coronavirus. La crise a aussi mis sur la place publique les indécences et turpitudes sociales, comme ces grandes entreprises mondiales du secteur de la santé ou du numérique qui comptent en profiter, en l’absence de politiques publiques capables non seulement d’encadrer les agissements, mais encore, en amont de la crise, d’assurer la préparation sanitaire et de remédier aux fractures sociales que le numérique n’a fait qu’accentuer. À l’inverse, elle a permis à certains de mieux comprendre la notion de bien commun qui ne peut entrer dans le calcul budgétaire uniquement du côté de dépenses ; car ce qui est en partage pour servir le collectif échappe de fait aux logiques du marché. La crise a peut-être mis au jour les facteurs possibles des changements à venir, comme par exemple les logiques de massification, à l’œuvre surtout dans l’industrie du spectacle, dans les grandes réunions sportives, politiques ou religieuses, ou dans le transport aérien, auxquelles elle met un terme pour une durée inconnue. Elle a généré une attention inhabituelle aux populations les plus fragiles qu’il fallait protéger. De façon plus générale, la crise a ouvert un débat sur les valeurs : sur l’utilité sociale des métiers, sur la juste rémunération du travail, sur les inégalités économiques de plus en plus abyssales, sur l’entraide, la solidarité et le darwinisme social. Elle a également créé des opportunités inespérées, comme la diminution de la pollution atmosphérique due à l’arrêt des transports et la prise de conscience du fait que cela ne suffit pas pour éloigner le spectre de la crise climatique ; peut-être a-t-elle changé la façon de penser les enjeux environnementaux, mettant en exergue l’écrin naturel comme protecteur (ou non) de toute société.
Loin d’être exhaustive, cette énumération indique autant d’objets sur lesquels les chercheur·e·s en sciences humaines et sociales travaillent depuis longtemps ; beaucoup ont pris position par rapport à ces dynamiques bien avant qu’advienne cette crise sanitaire. Mais la crise donne une nouvelle actualité, voire une nouvelle légitimité à ces recherches, et elle invite à réfléchir sur la nécessaire transformation des paradigmes disciplinaires, de la place et de la fonction de la science dans la société, et par conséquent sur l’évolution des missions de l’université. Le modèle de la valorisation des connaissances scientifiques qui repose sur le primat du transfert des technologies vers l’industrie empêche de reconnaître la création de valeur là où il n’y a pas de croissance du PIB. Or, les sciences humaines et sociales ne peuvent être pleinement reconnues dans leur valeur et leur spécificité propres si l’on ne tient pas compte de leur contribution au bien commun, à la démocratisation des savoirs qui irriguent le tissu social et à la transformation de la société à travers la compréhension critique du monde. En particulier, pour contribuer à la compréhension de la réalité et à l’orientation de l’action publique, la science elle-même, ainsi que les connaissances qu’elle produit, doivent être interprétées ; leur sens doit être éclairé, et seules les SHS ont la clé des épistémologies de l’interprétation. En analysant l’« idéal de Córdoba » et son concept d’« extension universitaire », André Rubião formule l’hypothèse selon laquelle la responsabilité sociale des universités doit faire de celles-ci « une des principales institutions interprétatives des diverses questions que se pose un pays ». Et l’auteur de citer Boaventura de Sousa Santos à propos du mouvement de Córdoba : « Il revient à l’université d’organiser cet engagement, de réunir les citoyens et les universitaires dans d’authentiques communautés interprétatives qui dépassent leurs interactions habituelles, lorsque les citoyens sont toujours contraints de renoncer à l’interprétation de la réalité sociale qu’ils doivent respecter. »
Ce qui est insondable dans la crise que nous vivons, et qui demande à être interprété, c’est la profondeur à laquelle elle va fissurer les fondations de nos modèles sociétaux. On la compare au krach boursier de 1929, ou, abusivement, à la Seconde Guerre mondiale, mais ce sont peut-être les fondamentaux de la civilisation occidentale qu’il faut réinterroger, son rapport à la nature et à la science, y compris la place qu’elle réserve aux connaissances, aux SHS et à l’université. La crise sanitaire actuelle a-t-elle seulement modifié provisoirement les bases de notre organisation sociale ou a-t-elle mis en question, bien plus profondément, notre modèle civilisationnel, appelant de ce fait une refondation ? Une certitude semble se dessiner : la crise sanitaire d’aujourd’hui n’est rien par rapport à ce que sera la crise climatique à venir, mais une incertitude demeure quant à savoir si la prise de conscience provoquée par la pandémie suffira pour agir à temps sur les facteurs qui la préparent.
Depuis sa création, la revue Palimpseste. Sciences, humanités, sociétés, s’est engagée dans la présentation des recherches menées au sein des laboratoires de notre université en tenant compte dans ses choix éditoriaux des seules logiques inhérentes aux sciences qui y sont représentées, dans toute leur diversité. Dans la continuité de cette politique, le comité éditorial de Palimpseste vous invite aujourd’hui à faire des propositions d’articles qui rendent compte de vos travaux et projets de recherche susceptibles d’éclairer les perspectives du monde à venir. Nous attendons des articles qui pourraient également contribuer aux discussions sur les évolutions du monde de la recherche, aussi bien sur les doctrines actuelles des politiques publiques scientifiques que sur les missions de l’université et sur l’articulation entre les pratiques pédagogiques et la recherche. S’il faut promouvoir un changement dans les orientations actuelles, c’est parce que celles-ci constituent l’écran qui a longtemps empêché d’entendre la voix des chercheur·e·s qui ont anticipé les désastres liés à l’industrie nucléaire, aux nouvelles pandémies ou à la crise environnementale, et qui a en particulier empêché les SHS d’investir pleinement certaines thématiques, faute de reconnaissance et de financements. Sur quels périls et sur quelles potentialités pour le monde à venir les chercheur·e·s de Rennes 2 attirent-elle·il·s aujourd’hui l’attention ? Quelles conditions de vie dans le « monde d’après » éclairent-elle·il·s à travers leurs travaux de recherche ?
Leszek Brogowski, rédacteur en chef
Vice-président Culture, science et société
Olivier David,
président de l’université Rennes 2