Date de publication
20 avril 2022
modifié le

L’impossible union des droites

Candidat à la présidentielle, Éric Zemmour s’était d’emblée posé en homme de « l’union des droites »… avec le succès que l’on sait : cinq candidats de droite au premier tour et 7 % des voix pour celui qui prétendait les unir. Faut-il s’étonner de cet échec ? À l’évidence, non.

Deux candidats de droite vont s’affronter le 24 avril prochain, les mêmes qu’en 2017 et sans union possible. D’un côté, Emmanuel Macron, président sortant, depuis cinq ans porte-drapeau – après tant d’autres – de la famille politique que je nomme « néolibérale européiste ». De l’autre, Marine Le Pen, porte-drapeau de la famille politique « nationaliste identitaire ». Deux grandes familles face à face, installées dans le paysage politique français depuis longtemps, fortes d’un quart chacune des 49 millions d’électrices et électeurs inscrits, et d’un tiers des suffrages exprimés.

Une droite néolibérale et européiste

Comment définir ces néolibéraux européistes ? Autoproclamés « progressistes », ils sont les lointains héritiers des partisans de la monarchie anglaise du XVIIIe siècle, parlementaire et censitaire (seuls les plus riches avaient le droit de vote pour élire les députés), qu’admiraient Voltaire et les constituants de 1791, tout comme les orléanistes François Guizot et Adolphe Thiers. Plus directement, ils sont les héritiers des républicains libéraux dits « modérés », tel Jules Ferry, et de leurs descendants Raymond Poincaré, Antoine Pinay et Valéry Giscard d’Estaing.

 

« Républicains modérés mais pas modérément républicains » disait Poincaré, car ennemis des monarchistes et des bonapartistes, mais surtout libéraux car défenseurs résolus de l’organisation capitaliste de la société ; néolibéraux depuis l’après-guerre quand ils prirent conscience du rôle central de l’État pour défendre et promouvoir le capitalisme contre ses adversaires « collectivistes » de tout poil ; européistes enfin depuis qu’à partir des années 1970, l’intégration de l’économie française dans « l’Europe » (la CEE puis l’Union européenne) n’a cessé de se renforcer, dans le contexte de la troisième révolution industrielle fondée sur la « révolution numérique », souvent (mal) nommée « mondialisation ».

Une droite nationaliste et identitaire

Face à eux, les nationalistes identitaires, couramment appelés « extrême droite » ou, par les gauches, « fascistes ». Apparus avec l’épisode boulangiste et l’affaire Dreyfus, ils avaient en commun de rejeter le parlementarisme pour lui préférer une République autoritaire dotée d’un « exécutif fort » incarné dans un chef. L’émergence de cette nouvelle famille politique, au départ constituée par une fraction des radicaux, des monarchistes et des bonapartistes ainsi que quelques blanquistes, se produisit dans le double contexte de la volonté de revanche après la perte de l’Alsace-Moselle en 1871, et du recours croissant à des travailleurs immigrés pour soutenir l’industrialisation entamée dans les années 1830.

Raymond Poincaré, président de la IIIᵉ République française du 18 février 1913 au 18 février 1920. CC BY
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Raymond Poincaré, président de la IIIᵉ République française du 18 février 1913 au 18 février 1920. CC BY

La France, premier pays à avoir entamé sa révolution démographique au XIXe siècle – la « dénatalité » pour les nationalistes qui dénonçaient déjà le danger d’une « invasion » de la France par les étrangers – manquait d’autant plus de bras que l’exode rural y était plus lent que chez ses concurrents, les petits paysans propriétaires résistant pied à pied à la prolétarisation.

Charles Maurras (1868-1952) est une référence pour les nationalistes en France, notamment Eric Zemmour. Wikimedia, CC BY
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Charles Maurras (1868-1952) est une référence pour les nationalistes en France, notamment Eric Zemmour. Wikimedia, CC BY

Longtemps synthétisée dans la figure du « juif apatride », la peur de l’étranger, depuis « les boches » jusqu’aux « musulmans » en passant par « les ritals », « la Perfide Albion » et « les Polaks », est devenue le fondement d’un nationalisme héritier de Paul Déroulède et Édouard Drumont, de Maurice Barrès et Charles Maurras, des ligueurs des années 1930 et des défenseurs de l’Algérie française.

Le tournant de 1984

Plus composite que la famille libérale dont l’émergence remonte à l’irrésistible essor de la bourgeoisie au XVIIIᵉ siècle, la famille nationaliste (admirateurs du maréchal Pétain, catholiques conservateurs de la Manif pour tous, Nouvelle Droite païenne d’Alain de Benoist, nostalgiques des colonies, etc.) mit aussi beaucoup plus de temps à s’organiser solidement sur le plan partisan, si l’on excepte le Parti social français à la fin des années 1930.

Le FN (Front national), fondé il y a soixante ans, ne passa de l’état de groupuscule à celui de grande force politique qu’en 1984, à l’occasion des élections européennes, quand le RPR (Rassemblement pour la République) renonça à l’un des fondements du gaullisme en faisant liste commune avec les giscardiens adeptes du fédéralisme européen – près de la moitié des électeurs frontistes de 1984 vinrent du RPR (Rassemblement pour la République) – tandis que le PS (Parti socialiste) renonçait définitivement à « changer la vie » et que le PCF (Parti communiste français), incapable de rompre ses liens avec l’URSS, poursuivait son déclin entamé en 1979, au rythme des crises successives secouant les pays du « socialisme réel ». Le FN s’enracina dans les années 1990 en attirant une partie des classes populaires, abandonnées par les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier que le chômage de masse laminait depuis 1974.

Pour résister à la montée du FN, dont le candidat se qualifia au second tour de la présidentielle de 2002, RPR et UDF (Union pour la démocratie française) décidèrent de fusionner dans l’UMP (Union pour un mouvement populaire). Alain Juppé présida à la naissance de cette nouvelle formation, majoritaire à l’Assemblée nationale durant dix ans.

La création de l’UMP

L’union des chiraquiens (les partisans de Charles Pasqua s’étaient détachés du parti pour s’allier à Philipppe de Villiers), des giscardiens et des démocrates chrétiens de Pierre Méhaignerie et Jacques Barrot, était devenue possible grâce à leur adhésion commune au néolibéralisme européiste. La fusion se fit sur la base d’un compromis : un programme giscardo-barriste pour un parti chiraquo-juppéiste.

Pour faire de l’UMP une force équivalente à la CDU allemande ou au Parti conservateur britannique, Juppé envisageait de l’élargir à terme à ceux des socialistes ralliés au néolibéralisme européiste, dont la figure la plus en vue était alors Dominique Strauss-Kahn. Unir « centre droit » et « centre gauche » (UMP et PS), n’est-ce pas ce que le président de la République sortant, strauss-kahnien quand il était adhérent du PS entre 2006 et 2009, a réalisé en 2017, avec le plein soutien de Juppé ?

Mais Juppé, condamné dans l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris, dut se retirer de la vie politique fin 2004. Nicolas Sarkozy lui succéda sur la base d’une nouvelle stratégie : faire de l’UMP un grand parti populaire en ajoutant à son projet initial, donc sans renier « l’ouverture » à gauche (« DSK » au FMI), tout un versant nationaliste identitaire afin de reconquérir l’électorat frontiste (création d’un ministère de l’Identité nationale).

L’opération réussit dans un premier temps : le parti gonfla jusqu’à 350 000 adhérents et plus d’un million d’électeurs lepénistes de 2002 se portèrent sur Sarkozy à la présidentielle de 2007 – Jean-Marie Le Pen avait fait sa plus mauvaise campagne.

Mais le nouveau président signa le traité de Lisbonne qui reprenait l’essentiel des mesures contenues dans le Traité constitutionnel européen, pourtant rejeté par 55 % des électeurs deux ans plus tôt. Puis survint la crise financière de 2008 (dite « crise des subprimes ») au cours de laquelle le président montra qu’il était avant tout le défenseur de l’ordre néolibéral européen menacé.

Le FN reprit son ascension, dirigé par « Marine » à partir de 2011. Elle entama la « dédiabolisation » du parti (rejet de l’antisémitisme, du vichysme et l’homophobie – ce que Zemmour reprend aujourd’hui en partie à son compte) et focalisa la haine de l’étranger sur « les musulmans », tous assimilés aux « islamistes ».

Deux tendances inconciliables

Non seulement Sarkozy ne fut pas réélu en 2012 mais il laissa un parti en mauvais état. Au-delà des ambitions rivales de François Fillon et de Jean-François Copé, l’UMP, rebaptisée LR (Les républicains) en 2015, était en effet écartelée depuis 2007 entre deux tendances fondamentalement inconciliables à long terme : adhérents (et majorité des cadres) néolibéraux d’un côté, adhérents nationalistes de l’autre. Cette profonde division du parti ne fut pas dépassée par Fillon qui proposa en 2017 une stratégie proche de celle de Sarkozy, développant seulement davantage l’alliance avec les catholiques conservateurs.

Le congrès de LR en décembre 2021 ne fit qu’entériner cette fracture : 60 % des adhérents pour Valérie Pécresse, juppéiste de la première heure (secrétaire générale adjointe de l’UMP en 2002), contre 40 % pour Éric Ciotti, député ménagé par le RN (Rassemblement national) dans les Alpes-Maritimes en 2017 et se déclarant plus proche de Zemmour que de Macron.

L’union des droites est plus que jamais impossible aujourd’hui, n’en déplaise à Zemmour et à ses partisans. Non seulement néolibéraux et nationalistes défendent des projets de société inconciliables (fédéralisme européen contre identité nationale, « ouverture » des frontières contre sortie de « l’espace Schengen », « multiculturalisme » et marchandisation de la culture contre « traditions ») mais leur commune défense du capitalisme – au-delà de quelques variantes entre les deux camps – ne peut même plus les pousser à s’allier pour barrer la route du pouvoir aux gauches. Celles-ci sont en effet tellement défaites qu’elles ne menacent plus sérieusement les fondements de l’organisation sociale.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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