
En effet, en 2024, le Conseil régional a saisi le Conseil culturel de Bretagne (CCB), une assemblée consultative dont je suis membre, sur cette question, dans le but de construire une feuille de route. En tant que spécialiste du droit d’auteur, quand j’ai vu arriver Midjourney ou Stable Diffusion en 2022, que j’ai observé cette production massive de contenus synthétiques venant directement concurrencer ceux des humains, j’ai reconnu tout de suite un terrain pour des questions juridiques et sociales sur le travail.
Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une révolution numérique sans précédent. Internet avait bouleversé les métiers de la création, mais pas à ce point : là, on fait face à un risque de remplacement et de transformation inédite des métiers de la création, mais aussi d’autres secteurs comme l’information. L’étude a été nourrie de témoignages des acteurs du territoire breton, y compris sur les enjeux linguistiques. Notre conclusion est alarmiste : il va y avoir des conséquences sociales, économiques et juridiques très importantes. On constate déjà des pertes d’activité et de rémunération : moins 50 % de revenus chez les traductrices et traducteurs, baisse d’activité chez les illustratrices et illustrateurs, impacts aussi dans la musique, le cinéma, l’audiovisuel. Quelques exemples parlants : le cofondateur du studio d’animation Dreamworks estime que s’il lui fallait 500 personnes et des années pour faire un film, il n’aurait bientôt besoin que de 10 % de ces ressources. Les modèles d’IA générative musicale auraient déjà produit l’équivalent de ce que l’humanité a composé depuis ses débuts. On va être noyées et noyés sous des contenus synthétiques, et il deviendra très difficile d’identifier ce qui est humain.
La question des langues se pose aussi, et particulièrement en Bretagne où nous avons en plus du français deux langues le breton et le gallo. Certes, l’IA pourrait œuvrer à la préservation de ces langues, à condition qu’un modèle puisse utiliser un corpus suffisamment conséquent et fiable. Cela impliquera donc de financer la constitution de modèles et de bases de données de qualité, tout en tenant compte des impacts environnementaux conséquents.
Nous avons donc formulé des préconisations, qui restent larges. Le but est avant tout de sensibiliser, d’informer et d’affirmer qu’en tant qu’acteurs publics, nous devons garantir le maintien de l’activité des artistes. Parmi les pistes concrètes à envisager : mettre en place des aides publiques conditionnées par le recrutement d’artistes, ou créer un filet de protection en soutenant les deux propositions de lois relatives à la mise en place d’une continuité de revenus pour les professions les plus impactées, pour leur permettre de faire face au tsunami qui arrive.
Où en sommes-nous un an après la publication de cette étude ? Est-ce que le secteur culturel s’est saisi de vos préconisations ?
Complètement, et c’est très encourageant. Nous recevons de nombreuses invitations à intervenir et à débattre, ce qui est un signal positif. Il y a six mois ou un an, ces questions étaient encore impensées. Et au-delà du territoire breton, des partenariats émergent avec des pays qui ont les mêmes problématiques que nous, comme le Cambodge avec la menace pour la langue khmer. On commence à tisser un réseau. Peut-être qu’un jour, nous organiserons des États généraux annuels sur les impacts de l’IA sur les métiers en Bretagne, pour ajuster notre plan d’action chaque année. Il est prévu en tout cas que nous continuions à travailler main dans la main avec la Région.
Comment les étudiantes et étudiants se formant actuellement aux métiers de la création se positionnent vis-à-vis de l’IA ? Est-ce désormais indispensable de s’y former ? Et quel rôle l'université, en tant qu’institution, doit-elle jouer selon vous dans ces mutations ?
Je constate qu’il y a beaucoup de craintes. Notre rôle est donc de les sensibiliser et de les accompagner. Oui, bien sûr, il faut s’y former : ignorer l’IA aujourd’hui serait comme ignorer internet il y a 20 ans. Mais se former en intégrant les conséquences et en se questionnant sur son statut d’autrice ou d’auteur. Si je génère ce que tout le monde peut générer, suis-je encore un artiste ? Et quid du statut de l’œuvre : aujourd’hui, les livres ont un taux de TVA réduit à 5,5 % car ce sont des biens d’exception. Si demain c’est un livre entièrement généré, est-ce toujours un bien d’exception ? Je fais aussi faire un exercice à mes étudiantes et étudiants : générer une affiche d’événement avec l’IA sur la bases de quelques indications, juste pour qu’ils se rendent compte qu’en générant un prompt (même complexe), les résultats du groupe sont presque tous identiques… Parce qu’utiliser l’IA, c’est prendre le risque d’être dépossédée ou dépossédé de sa singularité créative et c’est participer à un mouvement d’homogénéisation de la création.
Un rôle central de réflexion sur ces questions civilisationnelles. Quel poids auront nos travaux universitaires demain, quand on ne pourra plus détecter ce qui relève de l’humain ? Que ferons-nous de tous ces contenus synthétiques alors que nous sommes déjà saturés d'informations ? Et que ferons-nous de tout ce temps libéré ? Chaque corps de métier va devoir décider ce qu’il veut préserver et ce dont il peut se passer. Cette réflexion doit bien-sûr être collective, et c’est tout l’objet de la table-ronde du 7 octobre. À Rennes 2, nous nous penchons déjà depuis 3 ans sur ces questions, notamment à l’Institut des sciences sociales du travail de l'ouest (ISSTO) ou par le biais des groupes de travail ou des « cafés IA » mis en place par les services centraux. Nous ne sommes pas en retard !