
Des dizaines de milliers de personnes ont défilé pour marquer le 104e anniversaire de l’occupation de Tbilissi par l’armée russe soviétique en 1921. L’événement a symboliquement marqué l’amalgame des protestations contre l’occupation russe de l’époque et la mainmise actuelle du parti pro-russe Rêve Géorgien sur l’État. Nini Gabritchidaze/Civil.ge
Depuis plus de 100 jours, des manifestants défilent dans les rues de Géorgie. Ils contestent la légitimité des élections législatives du 28 octobre 2024, qui ont reconduit à la tête du pays le parti pro-russe Rêve Géorgien, au pouvoir depuis 2012, et dénoncent le renforcement de l’influence de Moscou. Le 13 janvier 2025, un cortège réunissait des descendants de victimes des répressions soviétiques : la plupart des manifestants tenaient des portraits de leurs ancêtres, tués pendant les purges de 1937-1938 ou lors de l’écrasement de l’insurrection d’août 1924.
« C’est ce que la Russie nous fait en ce moment, et nous sommes ici pour protester contre cela. »
C’est avec ces mots qu’une jeune femme explique sa venue au micro de la journaliste Zarina Zabrisky. Elle évoque son arrière-grand-père, tué en 1938 « par les Russes », et son arrière-grand-mère, emprisonnée pendant cinq ans. Également interrogé, un jeune homme raconte que l’oncle de sa grand-mère a été exécuté en 1938, et rappelle que des milliers d’autres Géorgiens ont été tués ou exilés à cette époque. Une autre dame mentionne son grand-père, un enseignant victime des « répressions russes ». Une participante commémore un ancêtre tué en 1924 et estime que la situation actuelle est « assez comparable à celle d’il y a cent ans ».
Ces Géorgiens inscrivent les manifestations actuelles non seulement dans l’histoire des résistances nationales au XXᵉ siècle, mais aussi dans celle des répressions : leurs témoignages associent souvent la situation de 2024-2025 à celle des années 1920-1930. Deux points frappent particulièrement : d’une part, le souvenir des victimes du pouvoir soviétique appelle aujourd’hui à l’action ; de l’autre, les répressions et les purges des années 1920-1930 sont davantage considérées comme « russes » que « soviétiques » ou « bolchéviques » – ce qui constitue, en partie, une déformation historique.

Un gâteau d’anniversaire représentant le « mariage » de Bidzina Ivanichvili, oligarque et fondateur du parti Rêve géorgien, avec Vladimir Poutine, lors d’une grande manifestation à Tbilissi le 18 février 2025. Guram Muradov/Civil.ge
Commémorer les victimes : la condition de la renaissance d’une identité nationale
Parce que les purges entendaient aussi faire émerger « un homme nouveau », un « Soviétique », ayant largement rompu avec sa culture et ses traditions nationales, prendre conscience des violences politiques subies au XXe siècle, de leur brutalité et de leur caractère inadmissible a semblé être, dans l’URSS de la perestroïka, une condition indispensable pour réaffirmer et consolider des identités nationales ébranlées.
C’est cette nécessité qu’exprimait le réalisateur géorgien Tenguiz Abouladzé dans Le Repentir. À sa sortie en janvier 1987, le film a été un événement et a semblé marquer un tournant : pour enterrer le passé, il fallait dire la vérité sur les crimes commis – ou du moins est-ce ainsi qu’il était le plus souvent interprété. Un tel processus s’est alors mis en marche, de façon différente selon les lieux et les peuples, puis s’est étiolé en raison des difficultés sociales et économiques des années 1990.
En Ukraine, il a repris avec force au début des années 2000 et s’est cristallisé sur la mémoire du Holodomor, cette grande famine qui, provoquée par la collectivisation des terres et renforcée par la volonté de Staline de briser l’identité ukrainienne, a entraîné la mort de millions de paysans entre 1932 et 1933. L’officialisation de la commémoration de ce drame, passé sous silence en Union soviétique et redécouvert depuis l’effondrement de celle-ci, a joué un rôle clé dans la revigoration d’une identité ukrainienne martyrisée et le rejet de la période soviétique.
La différence entre les démarches mémorielles russe et ukrainienne s’est vite manifestée. En 2003, lors du 70e anniversaire du Holodomor, Viktor Tchernomyrdine, ambassadeur de Russie à Kyiv et ancien premier ministre (1992-1998), a ainsi lancé que la Russie – pourtant « héritière », « successeur en droit » (pravopreemnik), de l’URSS – n’allait « pas s’excuser auprès de l’Ukraine pour la grande famine de 1932-1933 ».
Le 20 avril 2005, trois mois après la Révolution orange ukrainienne, Salomé Zourabichvili – alors ministre des Affaires étrangères de Mikhaïl Saakachvili, lequel était devenu président de la Géorgie en 2004 à l’issue de la Révolution des roses de 2003 – s’est rendue à Kyiv et a déposé une gerbe devant le monument aux victimes du Holodomor.
D’après le quotidien russe Kommersant, cet hommage de Salomé Zourabichvili était une réponse à une nouvelle déclaration de Tchernomyrdine qui, la veille, à Lviv, avait recommandé aux Ukrainiens d’adresser leurs reproches pour le Holodomor au gouvernement géorgien : « Le père des peuple [Staline] était de là-bas. Nous, la Russie, ne nous excuserons devant personne. Pour qui, et dans quel but, nous repentirions-nous ? Nous avons eu plus de morts [que les Ukrainiens durant le Holodomor] ».

Tweet de Salomé Zourabichvili, devenue présidente de la Géorgie, en novembre 2023, et réponse de son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky. Compte Twitter de Salomé Zourabichvili
N’aurait-ce pas été une raison supplémentaire de pleurer ensemble toutes les victimes des famines et des violences soviétiques ? La Russie de Vladimir Poutine ne l’a pas souhaité. Parce qu’elle niait les souffrances des peuples voisins – et des siens propres… –, réhabilitait progressivement Staline et se montrait d’une agressivité croissante, elle a creusé des gouffres mémoriels et politiques avec les autres ex-Républiques soviétiques désormais indépendantes.
Au cœur de la position officielle russe : le refus de toute mise en cause du passé stalinien
Plus généralement, les autorités russes refusent toute mise en cause du passé stalinien, surtout extérieure, et dissimulent de moins en moins ce refus.
Dès 2007, des manuels scolaires commandités par l’administration présidentielle et pas encore imposés à tous justifiaient les purges soviétiques : celles-ci auraient été indispensables pour améliorer l’économie, lutter contre les adversaires extérieurs et intérieurs et, en fin de compte, l’emporter sur l’Allemagne nazie. À l’époque, le président Medvedev appelait pourtant à condamner les répressions staliniennes, mais le « post-modernisme » russe permettait de juxtaposer contraires, contradictions et paradoxes, de façon à faire disparaître jusqu’à la primauté des faits et la notion même de sens. Depuis, la situation n’a cessé de se détériorer.
Dans son livre Radio Vladimir (2025), Filipp Dzyadko, écrivain et journaliste russe en exil depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, constate que Poutine a « engagé une guerre contre la mémoire » :
« Des fables historiques en lieu et place de la condamnation des crimes du pouvoir soviétique. Le culte de Staline en lieu et place de la reconnaissance des répressions commises sur des millions de gens. L’État à la place de l’homme. La propagande à la place de la vérité. Car, nous le savons, la mémoire c’est la résistance. »
Des Russes se sont pourtant efforcés de poursuivre les processus engagés pendant la perestroïka. Filipp Dzyadko souligne ainsi que l’association Memorial – fermée de force en décembre 2021 – « n’a cessé de [les] alerter sur les graves séquelles laissées dans la société par le traumatisme d’un passé mal surmonté », à commencer par « une atomisation profonde » et « une peur viscérale qui s’est transmise de génération en génération ».
Les démarches mémorielles engagées en Géorgie ou en Ukraine combattent, entre autres, ces maux, mais elles sont désormais associées non plus tant à une dé-soviétisation qu’à une dé-russification.
Des appels à ne pas répéter le passé
C’est ce que traduisent les propos tenus lors des manifestations géorgiennes ou dans une Ukraine de nouveau brutalisée par la Russie. Même si oublier le rôle de personnalités géorgiennes comme Sergo Ordjonikidzé dans les répressions de 1924 ou ceux de Kandid Tcharkviani, Lavrenti Béria et Staline lui-même dans la Grande Terreur en Géorgie est une déformation historique qui interdit d’aller jusqu’au bout de la démarche initiée par Le Repentir.
Certains Géorgiens le comprennent d’ailleurs. Ainsi, le 28 novembre 2024, alors que le nouveau gouvernement géorgien annonçait sa décision de repousser l’ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne – ce qui a relancé la protestation –, une intellectuelle de Tbilissi a explosé sur Facebook : « Espèces de traîtres ! Ordjonikidzé de notre époque, que faites-vous au pays ! Vos descendants auront honte de vous ! » Le lendemain, elle s’est exclamée : « Exactement ce qui se passait en 1921. Faites un choix, ne devenez pas Sergo Ordjonikidzé ! » Par l’évocation de ce révolutionnaire, elle rappelait l’implication de certains Géorgiens dans la soumission à la Russie bolchévique, mais aussi à la Russie poutinienne.
Sur le même réseau social, une autre Géorgienne écrit en décembre 2024 :
« Savez-vous quelle heure il est ? Imaginez que nous sommes en 1935 et que nous pouvons sauver Mikheïl Djavakhichvili, Petre Otskheli, Paolo Iachvili… Ou plutôt, nous sommes en février 1921 et nous pouvons sauver tout le pays… »
Ces paroles renvoient à la mort tragique de trois personnalités du monde culturel, victimes des purges de 1937 (Djavakhichvili et Iachvili étaient deux écrivains : le premier a été torturé et exécuté ; le second, menacé, s’est suicidé. Petre Otskheli, décorateur de théâtre, a été arrêté et exécuté la même année, à l’âge de 30 ans), et à la date de l’invasion de la Géorgie indépendante par les troupes bolchéviques, en 1921. L’internaute fait ainsi le lien entre un passé terriblement douloureux et un présent inquiétant, et appelle à la responsabilité et à l’action individuelles pour que les drames du passé ne se répètent pas.
On l’aura compris : les enjeux de ces manifestations sont identitaires et mémoriels autant que géopolitiques. Certes, l’oligarque Bidzina Ivanichvili, véritable maître du pays, semble très éloigné, par son mode de vie luxueux, des pratiques de Staline. Mais c’est depuis que son parti dirige la Géorgie que des statues de Staline sont réapparues dans le pays.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.