Le 3 décembre 2024, Salomé Ugrekhelidzé, juriste travaillant depuis des années à rapprocher la Géorgie de l’UE, s’exclame sur X : « Arrêtez d’appeler ce qui se passe en Géorgie un Maïdan, en vendant cela au public, et apprenez l’histoire géorgienne ! » Pour elle, comme pour de nombreux Géorgiens – qui, par ailleurs, soutiennent résolument l’Ukraine –, les manifestations qui s’enchaînent chez eux depuis les élections législatives du 26 octobre 2024, voire depuis le printemps dernier, sont, en effet, « un nouveau chapitre dans l’insurrection de la nation contre la Russie, et nous le faisons depuis 1801 » – date à laquelle l’Empire russe a annexé la Géorgie – « pour défendre notre histoire, notre État et le choix que nos ancêtres ont fait, il y a très très longtemps : nous appartenons à la civilisation européenne ».
Sans approfondir ici ce choix européen, il est exact que la Géorgie s’est régulièrement révoltée contre les diktats venus de Russie. Elle a notamment connu, dans l’URSS poststalinienne, au moins trois périodes de manifestations massives. Inscrites dans la mémoire collective, ces trois séquences offrent aux manifestants d’aujourd’hui un cadre de références et une géographie, voire un martyrologue.
Mars 1956 : la renaissance du mouvement national
Les premières manifestations importantes – après la résistance de 1921 à l’invasion bolchévique et l’insurrection de 1924, écrasée dans le sang – ont lieu en mars 1956, trois ans après la mort de Staline. En effet, le « rapport secret » dans lequel Khrouchtchev dénonce certains crimes du « Guide » indigne une partie de la société géorgienne parce que ces violences sont notamment attribuées aux origines ethniques du dirigeant décédé (voir à cet égard, entre autres, le documentaire d’Otar Iosseliani, Seule, Géorgie. Partie II. Tentation, 1994). L’amour-propre national est blessé.
En outre, le fait que rendre hommage à Staline soit désormais interdit, y compris pour l’anniversaire de son décès le 5 mars, scandalise de nombreux Géorgiens, et des manifestations s’organisent donc spontanément à Tbilissi autour du bâtiment du Comité central du Parti. Elles ont lieu quotidiennement entre les 4 et 9 mars 1956 et incluent des protestations contre ce « chauvinisme » russe qui s’en prendrait non tant au mort qu’à la culture et à la langue géorgiennes.
Au début, elles regroupent surtout des étudiants de la capitale, mais ceux-ci sont rejoints par des provinciaux, puis par des membres du Parti et de l’intelligentsia. Des rassemblements similaires ont lieu en province et 70 000 personnes y participent à Gori, la ville natale de Staline.
Le 9 mars, plusieurs milliers de personnes se pressent au cœur de Tbilissi. On entend des appels à renverser le gouvernement local, voire à juger Khrouchtchev. Vers 23h00, une délégation se rend au ministère des Communications, sur l’avenue Roustaveli. Lorsque la rumeur court que cette délégation a été arrêtée, des jeunes se précipitent pour la « sauver ». Mais des tanks sont sur place, et des soldats ouvrent le feu. Une vingtaine de lycéens et d’étudiants sont tués, des dizaines de personnes blessées. Les répressions resteront toutefois limitées, parce que les manifestants ont des sympathisants au cœur même du pouvoir géorgien.
Aujourd’hui encore, les impacts de balles restent bien visibles sur ce bâtiment où une plaque noire commémore, en géorgien et en anglais, « les participants à une manifestation pacifique […] tués par le régime soviétique le 9 mars 1956 ».
Selon un article paru en 2004 dans La Géorgie libre, principal journal russophone du pays, le « peuple géorgien » aurait, à partir de cette « tragédie du 9 mars 1956 », « commencé à réfléchir sérieusement au danger qui menaçait la nation géorgienne si elle restait au sein de l’Union soviétique ». Un « mouvement national dont le but est la libération de la Géorgie » renaît donc à partir de 1956. L’un de ses plus célèbres participants sera Zviad Gamsakhourdia (1939-1993) qui deviendra en 1991 le premier président de la Géorgie indépendante.
14 avril 1978 : au nom de la langue géorgienne
Après le drame du 9 mars 1956, il n’y aura plus de manifestations contestataires massives en Géorgie pendant plus de vingt ans.
Plaque commémorative du massacre du 9 mars 1956 sur l’avenue Roustaveli à Tbilissi. Smerus/Wikipedia
Néanmoins, des slogans nationalistes et anti-russes se développent « dans toutes les couches de la société », et surtout chez les jeunes, notera la dissidente russe Lioudmila Alexeïeva. Ces évolutions apparaissent au grand jour en 1978 : toutes les républiques fédérées composant l’URSS – dont la Géorgie – doivent adopter leurs propres constitutions, en déclinant la constitution soviétique qui vient d’être adoptée par Moscou en 1977 et qui remplace celle de 1936.
Des débats ont donc lieu dans chaque république ; ils sont censés montrer combien l’URSS est démocratique et attentive aux spécificités de ses composantes territoriales. Or, la constitution de la République socialiste soviétique de Géorgie, qui était en vigueur depuis 1937 (une adaptation de la constitution soviétique de 1936), incluait un article qui donnait au géorgien le statut de « langue étatique » – et il n’y avait rien de tel en Ukraine ou dans les pays baltes. Mais les autorités soviétiques s’inquiètent justement de l’exemple ainsi donné et souhaitent que cette disposition spécifique soit supprimée dans la nouvelle version de la constitution géorgienne.
Au cours du printemps 1978, des étudiants se mobilisent donc à Tbilissi contre cette possible suppression ; des pétitions circulent dans plusieurs universités, tandis que des tracts appellent à manifester le 14 avril, jour où la nouvelle constitution doit être validée par le Soviet suprême géorgien. Édouard Chevardnadze, alors numéro 1 du PC géorgien, demande que les responsables des universités dissuadent leurs étudiants de manifester et leur rappellent comment se sont terminés les événements de mars 1956. Le bruit court dans la ville que le 8e bataillon des forces intérieures a été mis sur le pied de guerre. Néanmoins, le 14 avril, plusieurs milliers de jeunes remontent l’avenue Roustaveli en direction de la Maison du gouvernement (l’actuel parlement) où se tient la session exceptionnelle du Soviet suprême.
Les manifestants du 14 avril 1978 portent des pancartes en géorgien.
Le parcours est encadré par des soldats et des policiers, mais ces derniers ne portent pas d’armes – signe que Chevardnadze souhaite une solution pacifique. Il aurait d’ailleurs prévenu le Comité central soviétique des troubles que la modification du statut de la langue géorgienne risquait d’entraîner. Les députés proposent un compromis : le géorgien deviendrait « langue de la république ». Mais les manifestants refusent et Moscou cède : le géorgien restera « langue étatique » et sera la seule langue, outre le russe, à avoir ce statut. Chacun comprend que la rue peut l’emporter, surtout avec le soutien discret de certains dirigeants locaux.
9 avril 1989 : de nouveaux jeunes tués par « Moscou »
Comme dans d’autres républiques soviétiques (notamment les trois baltes), le sentiment national est revendiqué de plus en plus ouvertement pendant la perestroïka. Les manifestations se multiplient à Tbilissi, et, à partir du 4 avril 1989, prennent « un caractère permanent » devant la Maison du gouvernement, écrira en 2004 La Géorgie libre. Désormais, de nombreux jeunes demandent, sans violence, la fin de « l’occupation soviétique » et certains entament une grève de la faim.
Interviewé en avril 2001, le célèbre cinéaste géorgien Eldar Chenguelaïa, alors député, se rappellera :
« Tous les gens honnêtes de Géorgie, tout notre peuple, soutenaient ceux qui se trouvaient, par cette nuit fatale, devant la Maison du gouvernement et qui exprimaient, par un meeting pacifique, l’aspiration des citoyens à la liberté. »
Mais, notera La Géorgie libre, des militaires et des spetsnaz (sorte d’équivalent du GIGN) envoyés de Moscou, armés de matraques et de pelles, encerclent les manifestants au matin du 9 avril :
« En quelques minutes, les soldats qui attaquaient ont nettoyé la place des manifestants, et seuls sont restés les cadavres de 19 tués, dont seize femmes. Beaucoup de blessés ont dû leur salut à la fuite. Plus de 2 000 personnes ont été empoisonnées par le gaz. »
L’écrasement de cette manifestation semble faire écho à celui de 1956 : le pouvoir soviétique tue des jeunes Géorgiens. Il rappelle aussi, à l’inverse, qu’en avril 1978 des résultats ont pu être obtenus. Désormais, le sentiment anti-soviétique, mais aussi anti-russe, explose dans la république.
Interrogé en mars 1991, Zviad Gamsakhourdia déclarera : « Le 9 mars [1956], une nouvelle page du mouvement national a commencé, et celui-ci a atteint son apogée le 9 avril [1989]. Le résultat, c’est qu’une révolution non sanglante s’est produite en Géorgie. »
Zviad Gamsakhourdia photographié pendant une manifestation indépendantiste à Tbilissi en 1989. George Barateli/Wikipedia
Zviad Gamsakhourdia photographié pendant une manifestation indépendantiste à Tbilissi en 1989. George Barateli/Wikipedia
De fait, Gamsakhourdia devient président du Soviet suprême géorgien le 14 novembre 1990 – Boris Eltsine occupe le même poste en Russie. Le 9 avril 1991, exactement deux ans après la manifestation de 1989, ce Soviet suprême géorgien proclame, dans une URSS qui existe toujours, « le rétablissement de l’indépendance étatique de la Géorgie ». Le 14 avril 1991, treize ans après la manifestation de 1978, Zviad Gamsakhourdia est élu président de Géorgie par le Soviet suprême local et son élection est confirmée au suffrage universel, le 26 mai 1991 – 73 ans, au jour près, après la proclamation, le 26 mai 1918, de l’indépendance géorgienne.
Ces dates sont des jalons, remémorés et commémorés aujourd’hui encore : ceux de la reconquête de l’indépendance géorgienne. Et ce sont aussi ces dates, ces manifestations, ces combats, ces tués qu’ont en tête les manifestants de 2024.
Par la suite, d’autres manifestations ont eu lieu, dont celles qui ont commencé au début septembre 1991, ont tourné à la guerre civile en décembre et ont débouché, dans la nuit du 5 au 6 janvier 1992, sur la fuite du président Gamsakhourdia. Mais, déjà, l’URSS n’existait plus. D’autres manifestations, à la fin de 2003, ont permis d’écarter Édouard Chevardnadzé, prédécesseur et successeur de Gamsakhourdia ; puis, en novembre 2007, ont affaibli le président Saakachvili.
En Géorgie, une culture de la contestation publique existe bien et les manifestations de 2024-2025 en sont une nouvelle page.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.