Durant l'Antiquité, l'alimentation carnée était minoritaire. Natalia Y / Unsplash, CC BY
Le Salon de l’Agriculture a ouvert ses portes le 24 février à Paris, offrant une vitrine incomparable aux éleveurs français. Ce rendez-vous annuel rencontre un fort écho dans les médias, tout en se heurtant à une demande de plus en plus partagée de réduction de la consommation de viande, voire à une incitation à l’abstinence. Ce hiatus fait écho à un débat ancien puisque la question du végétarisme (le terme n’existait pas encore) était déjà très présente dans l’Antiquité grecque et romaine.
Porté par des personnalités comme Pythagore, Empédocle, Apollonios de Tyane, Plutarque ou encore Porphyre, ce discours se distingue par sa modernité. En effet, le discours des végétariens et végétaliens actuels entre souvent en résonance avec celui de leurs lointains prédécesseurs. Trois principaux types d’arguments étaient avancés, chaque auteur privilégiant, en fonction de sa sensibilité, certains d’entre eux.
Le principe de précaution
Ce principe découle chez certains végétariens de la croyance en l’immortalité de l’âme et en sa potentielle migration d’un corps vers un autre, humain ou animal (la métempsycose). Consommer de la viande induisait dès lors un risque d’anthropophagie expressément dénoncé par Empédocle. Une anecdote raconte qu’un jour Pythagore, qui passait près d’un homme qui maltraitait son chien, s’indigna :
« Arrête de frapper ! Son âme, je l’entends, est celle d’un ami que j’ai pu reconnaître aux accents de sa voix. »
Tous les végétariens ne partageaient pas cette croyance, pas plus que le reste de leurs contemporains. C’est pourquoi le jeune Sénèque, un temps adepte de l’abstinence de viande, préconise le principe de précaution : si la métempsycose existe, l’abstinence de viande sauve du crime ; dans le cas contraire, elle conduit malgré tout sur le chemin de la sobriété. Plutarque renchérit : certes, la métempsycose est incertaine, mais l’absence de preuve indéniable doit pousser à la prudence.
La justice
C’est sans doute l’argument le plus invoqué aujourd’hui encore. Plutarque distingue la réalité des premiers humains, quand l’agriculture n’avait pas encore été inventée, de celle de son époque. La chasse était alors une nécessité et ne saurait, dès lors, avoir été injuste. En outre, on tuait des animaux sauvages, dangereux, et non des bêtes d’élevage douces et tranquilles. Mais désormais, ajoute Plutarque, les humains regorgent de vivres. Aussi ne tuent-ils plus pour vivre mais pour satisfaire leurs sens : la nécessité a cédé le pas à la tyrannie des délices. Et de préciser : les traitements cruels que les humains font subir aux animaux pour rendre leur chair plus délicate (par exemple, crever les yeux des grues et des cygnes avant de les engraisser afin de donner à leur chair un meilleur goût) prouvent que le besoin n’est plus ce qui pousse à manger de la viande.
Pire, les humains se sont construit des échappatoires pour écarter toute mauvaise conscience : non seulement ils se sont convaincus que les cris poussés par les animaux mis à mort ne sont que des sons inarticulés plutôt que des prières marquant un intérêt à vivre, mais la plupart ont préféré rejeter la responsabilité de l’acte de tuer sur d’autres (les bouchers, les chasseurs), comme pour mieux oublier l’origine du cadavre, charge ensuite aux cuisiniers d’user de leur art afin de masquer « l’horreur du meurtre ». Le propos de Plutarque fonctionne comme un appel à un décentrement afin d’adopter le point de vue de l’animal.
La question de la justice demeure un argument poussant nombre de nos contemporains à ne plus manger de viande.Porphyre le rejoint quand il tente d’imposer l’idée que les existants diffèrent non par nature mais en degré, ce qu’Aristote avait déjà suggéré sans en tirer de conséquences pratiques. Aussi, de manière à combler la fracture entre les humains et les autres espèces, les tenants du végétarisme déploient-ils beaucoup d’efforts pour démontrer que les animaux ne sont dénués ni de raison ni de langage, ce que les éthologues ont depuis largement confirmé. Les Anciens avaient, par exemple, déjà relevé que les animaux s’expriment différemment quand ils ont peur, appellent, se défient, etc. Peut-être est-ce chez Empédocle que l’unité du vivant (parce que tous les existants sont doués de pensée et composés des mêmes éléments) est la plus présente : elle impose aux humains de se penser comme les membres d’une communauté plus large et induit la pratique d’une justice universelle.
L’union à Dieu
Le végétarisme a parfois eu des raisons avant tout (mais jamais uniquement) mystiques, chez Apollonios de Tyane et Porphyre notamment. La recherche de la justice, fille de la raison et attribut divin par excellence, y contribua. Il s’agissait non seulement de s’interdire de retirer la vie, mais également d’écarter de soi toute souillure afin de pouvoir approcher l’autel en état de pureté. C’est pourquoi, comme les véganes aujourd’hui, Apollonios de Tyane refusait, outre la consommation de chair animale, également toute étoffe faite avec la dépouille des bêtes.
La viande était aussi accusée d’alourdir l’esprit qui était, de fait, moins à même de discerner le bien du mal ; à l’inverse, elle était accusée d’attiser les sens : en renonçant à elle, les humains écartaient nombre de maux, en premier lieu l’incapacité à se satisfaire du seul nécessaire. La condamnation des somptuosités de la table existait aussi chez les végétariens non mystiques par rejet de l’intempérance. La critique complétait celle de l’égoïsme des carnivores, indifférents au sort des autres vivants. Quoi qu’il en soit, l’ascèse devait contribuer à rapprocher du divin. Nécessaire à la vie spirituelle, son caractère initiatique est manifeste.
Les autres arguments
Ces trois exemples n’épuisent pas l’argumentaire des végétariens de l’Antiquité. Porphyre, soucieux de briser l’apparent consensus autour de la consommation de viande, insiste sur le fait qu’elle n’a rien d’universel et interroge une pratique commandée par la seule coutume. La critique du finalisme (l’idée, prégnante dans l’Antiquité, que tout ce qui existe a pour fin de servir les humains) occupe également une place importante dans l’argumentaire (si tout à une fin, à quoi servent mouches et moustiques, s’interroge-t-on ? Et pourquoi, alors, ne pas penser que les humains ont eux-mêmes été créés pour d’autres espèces, comme le crocodile par exemple, qui les tuera pour survivre et non par goût de la démesure ?).
Des arguments originaux apparaissent parfois, comme le fait que les humains ne sont pas conformés pour manger de la viande (ce que prouve leur dentition) ou quand Tiberius Julius Alexander souligne que les espèces les plus vertueuses sont celles qui s’abstiennent de viande. D’autres sont plus communs, comme lorsque la nécessité de faire cuire la viande démontre qu’il n’est pas dans la nature humaine d’en consommer. Par contre, les raisons médicales sont peu présentes (tout de même évoquées par le jeune Sénèque qui avait retenu les leçons dispensées à Rome par l’école des Sextii) : l’hygiène de l’âme a primé sur les effets bénéfiques du végétarisme pour la santé du corps.
Ainsi, certains Anciens ont rejeté la singularité radicale de l’humain et souhaité faire du végétarisme l’expression de la rationalité la plus aboutie. Tous ont eu le souci de mettre la justice au cœur des relations entre les humains et les autres espèces et de pointer les ressemblances plus que les dissemblances. Et, comme en écho à certains discours qui nous sont contemporains, c’est tel un « combat » (agôn) que Plutarque présente son action en faveur des animaux.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.