Le pas suspendu du manchot © François Lepage
Contre-Nature, c’est un dialogue autobiographique entre un photographe-aventurier de retour d’une expédition en Antarctique et un artiste quarantenaire de retour en Bretagne, mû par le désir d’une vie au plus proche de la terre. 22 000 kilomètres séparent l’Antarctique de la Bretagne. Il existe sans doute autant de chemins pour parcourir ou appréhender ces espaces. Qu’ils soient monochromes ou colorés, comment restituer nos territoires ? Comment évoquer les traces et les mémoires de notre environnement ?
Sur fond de photographies d’art comme d’albums de famille, une amitié se crée, autour d’une passion commune pour la rencontre et la méditation. François Lepage et Patrice Le Saëc partagent témoignages personnels et questionnements sur leurs liens à la nature.
Alexis Fichet, auteur et metteur en scène, dont le travail questionne le rapport de l’homme à son environnement, a rejoint le duo pour l’écriture de ce spectacle. Contre-Nature est une exploration de notre rapport au vivant où les voix du récit sont multiples et toujours sensibles.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la genèse de ce projet ?
Patrice Le Saëc. Voisins de Saint-Germain-sur-Ille, François et moi avons pris plaisir à nous rencontrer lors de promenades le long du Canal d'Ille-et-Rance. De grandes discussions sur nos pratiques artistiques, nos recherches personnelles dans la vie et notre rapport à la nature. Nous avons ainsi commencé à observer que nous avions des approches et expériences bien différentes de ce sujet. Et François avait aussi cette facilité de raconter et une envie de partager des mots sur son travail photographique. L'idée a émergé ainsi au fil de l'eau...
Patrice Le Saëc © François Lepage
Pouvez-vous nous parler de vos rapports respectifs à la nature ? Comment se sont-ils nourris et confrontés l’un - l’autre ?
Patrice Le Saëc. Après des années de vie à Paris, je suis revenu dans ma Bretagne natale avec l'envie de me reconnecter à mon milieu d'origine et à la nature. Né en campagne près de Lorient, avec des grands-parents qui ont travaillé dans des fermes et des parents qui prennent soin de leur potager, je pensais que ce serait immédiat. Mais je me suis senti déconnecté. La nature n'avait pour moi rien de naturel, comme si quelque chose ne m'avait pas été transmis. Enfant, j'étais plus intéressé par les lumières du supermarché que par les couleurs de la nature. Aujourd'hui, je me dis que je suis submergé par mon mental et par des peurs intérieures profondes. Alors au-delà des lectures partagées, François et Alexis m'invitent à m'ouvrir au sensible, à l'intime, au simple. Aux poulpes et aux pingouins !
François Lepage. J’ai passé les premières années de ma vie dans un lieu communautaire au milieu des champs, tout près d’une ferme. Nous étions une troupe d’enfants et nous partions parfois des après-midi entiers avec les plus grands pour construire des cabanes et explorer les mares alentour. Cette vie très libre, à la campagne, a construit ce lien très fort avec la nature et ce besoin d’y être plongé. Mon travail de photographe dans les espaces protégés de France – et le projet Réserves – Dialogues avec le monde naturel (que je mène désormais avec V. Van Tilbeurgh, professeure à Rennes 2 - Laboratoire ESO) et ma pratique de la méditation m’ont permis de me replonger physiquement, intellectuellement et spirituellement dans ce lien. Ils ont fait surgir de nouveaux questionnements par rapport à la nature, au concept même de nature. J’ai découvert aussi le travail d’Eduardo Kohn par le biais de son livre Comment pensent les forêts, vers une anthropologie au-delà de l’humain* qui a littéralement bouleversé ma vision du monde.
François Lepage © Pacôme Lepage
François, tu es photographe, qu’est-ce qui t’a poussé à monter sur scène ? Est-ce quelque chose qui s’est fait naturellement ou as-tu rencontré des obstacles, des difficultés ?
François Lepage. Je peux dire que j’ai commencé le théâtre avant même de devenir photographe. Étudiant en Lettres Modernes à Rennes 2, j’ai eu l’occasion de suivre - dans le cadre de ce parcours - un enseignement pendant un semestre à l’école du TNB, suivi par des expériences théâtrales en amateur à la Paillette de Rennes puis au TDC. C’est là que j’ai fait la connaissance d’Alexis Fichet. J’ai suivi des cours au semestre avec lui durant quatre années. Cette expérience me plaisait beaucoup tant elle m’éloignait de mon quotidien de photographe. J’en appréciais aussi la dynamique du groupe et le travail de mise en scène d’Alexis. Sa façon de « voir » le plateau me semblait résonner avec ma façon de « voir » le travail de l’image.
C’est un travail photographique mené sur une expédition polaire qui m’a permis – sans l’avoir réellement pensé au début, de faire se rencontrer ces deux attractions. En effet, il m’arrivait souvent, à l’occasion d’expositions, de parler de mon travail en public. Durant ces présentations, je me rendais compte à quel point ce travail de partage oral, directement avec le public, permettait de donner une autre profondeur à l’image et d’évoquer des questions que l’image seule ne semblait pouvoir soulever. Des échanges qui permettaient de gommer un peu cette frustration, ce sentiment que le spectateur ne perçoit souvent qu’une seule des dimensions de l’image, son aspect extérieur, « spectaculaire » alors que j’y mets, une dimension très « intérieure », intime, finalement.
Quand ce projet est né avec Patrice, j’ai tout de suite pensé à Alexis pour la mise en scène. Et surtout aussi parce que je savais qu’Alexis s’intéressait depuis très longtemps à ces questions de « nature ».
Comment êtes-vous parvenus à compiler ces trois formes artistiques au plateau (théâtre-récit-photo) et pourquoi avoir choisi cet intitulé ?
Patrice Le Saëc. François m'a suggéré que l'on rencontre Alexis (Fichet) pour développer nos premières intuitions. Et il avait raison !!! Alexis travaille depuis des années sur les questions écologiques ; il a aussi ce regard précis sur les mots, un sens esthétique qui lui est propre, une belle écoute. Ensemble, nos questionnements sont devenus du théâtre-récit photographique ! … Contre nature, pour moi, c'était une façon de partager ma difficulté à aller vers, parler de mes résistances, accepter que la nature n'est pas une évidence pour tout le monde. Tout le monde n'apprécie pas les promenades en forêt, à la mer ou en montagne... sinon on vivrait un autre monde.
Quelle place occupe le médium de la photographie dans ce projet ?
François Lepage. La photographie est une des dimensions centrales de cette pièce. À l’origine, la photographie était pour moi un parfait alibi pour aller vers l’autre. J’ai toujours eu cette curiosité, ce désir d’aller « à la rencontre » et ceci a fondé mon choix de faire ce métier.
Et c’est aussi bien entendu le métier du personnage François. C’est à travers ce médium, ce « filtre » que le personnage perçoit le monde. C’est une manière de regarder. Et ce sont les rencontres qu’il va faire durant ses expéditions photographiques qui sont le point de départ, et vont nourrir son questionnement sur notre rapport à la nature.
Ce sont les photographies, celles que l’on montre au plateau, celles que l’on dissimule et celles dont on parle, qui finalement vont nous faire glisser dans le récit. Elles introduisent le questionnement, et peu à peu nous font explorer d’autres dimensions - plus intimes cette fois - du personnage Patrice. Les failles de la calotte glaciaire vont peu à peu faire surgir les craquelures et les fêlures de nos parcours personnels, et les lumières d’un questionnement philosophique.
Alexis Fichet © Alessia Rollo
Comment se déroule le processus d’écriture pour Alexis Fichet ? Comment viennent s’imbriquer chacune de vos spécificités artistiques dans ce travail de création ?
Alexis Fichet. Pour écrire, il a d'abord fallu écouter. Je travaille moi-même sur les questions de "nature", mais ce qui me motivait dans ce projet c'était justement de saisir ce que François Lepage et Patrice Le Saëc pouvaient dire de la nature. Je voulais écrire de leur point de vue. Contre nature est une forme d'auto-fiction : deux personnages rejouent sur scène des questionnements qui les occupent dans la vraie vie. La scène devient l'espace de recherche où leurs points communs et leurs différences sont structurées, organisées pour que le spectateur puisse s'en saisir.
Concrètement, après des premiers temps de travail et d'essais, je me suis lancé dans l'écriture, pour leur proposer une forme. C'est-à-dire qu'il ne s'agissait pas juste d'écrire un dialogue, mais d'écrire une proposition artistique qui comprendrait Patrice, François, leurs photos et leurs idées. Nous avions partagé des images, des pensées, il fallait que ça devienne une pièce. Le fait de décider que tout a lieu dans le bureau de François, mais que ce bureau devient peu à peu un espace peu crédible de la fiction, qu'on va jouer avec ça, cela donne une forme à leur dialogue, ils sont pris dans un espace théâtral.
Ensuite je leur ai soumis ça, on a travaillé au plateau, et nous avons validé la forme. Il restait à préciser des scènes, à trouver les mots qui sonnent juste pour ces acteurs qui se jouent eux-mêmes. Il y a forcément un espace de discussion plus grand que d'habitude entre l'auteur et les acteurs, puisque ce que disent les acteurs vient d'eux : ça a été transformé par l'auteur, et ça leur revient, il faut voir comment ça passe. Je n'avais jamais travaillé comme ça, mais finalement c'était assez fluide.
Qu’est-ce que cela représente pour vous de venir sur un campus universitaire pour effectuer un temps de résidence ? Comment est-ce que vos échanges avec les enseignant·es-chercheur·euse·s viennent nourrir ce projet ?
Alexis Fichet. Nous ne savons pas encore ce que va apporter la résidence sur le campus, mais le dialogue en amont avec différents professeur·es ou chercheur·ses est très intéressant, parce que nous confrontons une matière artistique nourrie par des théoricien·nes, mais de façon un peu intuitive, à des modes de faire beaucoup plus rigoureux. Je crois que nous pouvons mutuellement nous apporter.
* Comment pensent les forêts, vers une anthropologie au-delà de l’humain d’Eduardo Kohn est disponible à la Bibliothèque de l'Université Rennes 2.