Date de publication
19 janvier 2024
modifié le

Comment les eurodéputés RN tirent parti du Parlement européen

Photo du Parlement Européen, Strasbourg
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Si l’élection de nombreux députés d’extrême droite permettant la constitution d’un groupe Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale en 2022 a été très commentée par les journalistes, sa présence au Parlement européen, sans discontinuer depuis les années 1980, passe plus inaperçue. L’Assemblée européenne est un lieu où les dirigeant·e·s du FN/RN se forment à la démocratie et lors des élections européennes de juin prochain, ils tenteront à nouveau d’obtenir des sièges.

Avec son ouvrage « À l’extrême droite de l’hémicycle. Le RN au cœur de la démocratie européenne » (éditions Raisons d’agir), Estelle Delaine nous offre de nouvelles clés pour comprendre la manière dont le Rassemblement national s’insère dans les institutions démocratiques. À partir d’archives parlementaires et partisanes, d’entretiens et d’observations, ce livre révèle comment les élus RN apprennent à manipuler le lexique démocratique, à transcrire leurs propositions politiques en amendements techniques, à parfois s’inscrire dans le consensus politique, à se connecter avec des représentants d’intérêts. Il expose comment les eurodéputés d’extrême droite, alors qu’ils déclarent combattre l’Union européenne de l’intérieur, bénéficient en réalité des ressources et des réseaux de la démocratie européenne.


Dès sa genèse, l’évolution du Parlement européen a fait l’objet d’analyses parfois divergentes, du fait de son originalité dans le paysage des institutions démocratiques, mais aussi parce que des années 1950 aux années 1970 coexistaient plusieurs projets européens différents – les institutions des Communautés européennes cohabitant alors avec celles de l’Union de l’Europe occidentale, du Conseil de l’Europe et de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord – comme l’indique Robert Schuman, l’un des pères fondateurs de l’unification européenne, dans son discours d’investiture en tant que président de l’Assemblée européenne en 1958.

Certains considèrent que la progression des prérogatives du Parlement européen a été importante, faisant de cette institution le symbole d’une démocratisation de l’Union européenne, quand d’autres trouvent son pouvoir insuffisant en comparaison aux assemblées nationales – les pouvoirs du Parlement européen sont alors considérés comme des indicateurs (avec l’issue des référendums des années 1990, la complexité du fonctionnement ou le taux d’abstention) du « déficit démocratique » reproché à l’Union européenne.

La plupart des travaux, à l’instar de ceux du politologue Andy Smith, font cependant le constat qu’il est impossible de considérer l’Europe d’aujourd’hui autrement que comme un gouvernement fortement fissuré. Ces fissures sont autant de portes d’entrée pour des formations antidémocratiques comme les partis d’extrême droite. En arrivant au Parlement européen, les membres de partis d’extrême droite peuvent non seulement se connecter avec d’autres représentants d’euroscepticisme et d’antidémocratisme, mais ils sont aussi propulsés au cœur du fonctionnement de la démocratie européenne.

Des eurosceptiques et antiparlementaires dès les origines du Parlement

Rappelons d’abord qu’extrême droite, euroscepticisme et antiparlementarisme ne sont pas des synonymes, et ne se recouvrent pas tout à fait. En arrivant dans l’Eurocratie (le mode technocratique des institutions politiques de l’Union européenne, et les fortes critiques qui l’ont toujours accompagné) les partis d’extrême droite n’introduisent pas l’antiparlementarisme. Ils perpétuent et renouvellent certaines de ses versions pratiquées de longue date.

Le Parlement européen a d’abord été pensé d’après un modèle fédéral afin de progressivement mettre en place la légitimité de la sphère européenne.

Mais en pratique, au-delà des théories démocratiques (fédérale, technocratique, référendaire, participative…) dont le Parlement européen se saisit, de vives réticences jalonnent son histoire. Dès sa genèse en 1958, on retrouve la présence de positions antiparlementaristes, c’est-à-dire opposées à ce que l’Assemblée européenne naisse ou obtienne des pouvoirs de contrôle et de délibération. On sait que certains membres des gouvernements nationaux, y compris d’États membres fondateurs, pouvaient être réticents à développer l’échelon européen – comme Charles de Gaulle, chef de l’État français, qui a fait jouer tout le poids de son veto contre l’octroi de plus de pouvoir aux institutions européennes (dont le Parlement) et pour un fonctionnement intergouvernemental. De plus, les « pères de l’Europe » ne mentionnent pas d’institution délibérative lors de discours fondateurs des Communautés, et pour cause, ils perçoivent le parlementarisme avec les yeux de leur temps, critiques des Républiques parties en guerre, et dans un contexte de Guerre froide.

L’extrême droite dans une Europe néolibérale

Les dernières décennies ont certes vu le poids du Parlement être revalorisé mais ont aussi correspondu à la réaffirmation d’un cadre économique néolibéral prônant l’austérité en temps de crises ainsi qu’à une managérisation de la fonction publique européenne ; autant de processus qui sont venus renforcer les institutions exécutives de l’Europe au détriment du Parlement européen.

Une organisation institutionnelle qui laisse peu de place à l’instance élective impose aux eurodéputés une dépendance à la fois aux agents administratifs non élus, et à l’exécutif (la Commission et les ministres des États membres représentés par le Conseil de l’Union européenne). De plus, dans la fabrique de la loi européenne, autour d’un élu s’activent eurofonctionnaires, membres des cabinets de la Commission européenne et du Conseil de l’Union européenne, membres des groupes politiques opposés, représentants des ministères et des parlements nationaux, syndicalistes, lobbyistes, journalistes. Toutes ces personnes se rencontrent et se côtoient lors de réunions, peuvent se retrouver lors d’événements, de team building, networking, de fêtes, d’apéritifs, etc. Durant ces moments l’extrême droite parlementaire est en contact permanent avec tous ces professionnels. Ces logiques de travail conduisent à la connexion des personnels d’extrême droite avec d’autres personnes puisant leurs références politiques dans d’autres traditions d’antidémocratisme, d’antilibéralisme, ou d’euroscepticisme (qu’elles soient ou non d’extrême droite), mais aussi avec des personnalités politiques de premier plan.

Tout ces éléments viennent complexifier les distinctions politiques (extrême droite/néolibéralisme/européisme) et expliquent des rapprochements entre différents professionnels à la fois en concurrence et pourtant évoluant dans le même monde. Évidemment, ces connexions n’ébranlent pas toutes les logiques institutionnelles et sociales et politiques, ceux qui occupent des positions dominantes dans la Commission ou le Conseil de l’Union européenne sont peu inquiétés par des eurodéputés minoritaires.

Néanmoins, la présence de ces eurodéputés peut renforcer des formes de fragilité de l’institution parlementaire lors des processus de décisions. Au niveau des groupes parlementaires majoritaires, le travail s’organise en tenant compte de cet élément, ce qui renforce paradoxalement la représentation de tendances marginales dans les commissions car une potentielle désunion affaiblit le Parlement dans les négociations. Or, dans cette configuration, les élus peuvent déclarer vouloir bloquer les institutions, préférer appuyer des positions conservatrices ou investir le rôle d’opposants politiques démocratiques et trouver des soutiens conjoncturels.

Des membres de l’extrême droite formés à la démocratie

Passé un premier étonnement de la présence de représentants nationalistes ou eurosceptiques d’extrême droite aux carrières longues au Parlement européen, comme Jean-Marie Le Pen ou Nigel Farage, on comprend l’attrait d’un Parlement pour des élites partisanes d’extrême droite.

À l’instar d’autres parlements dans l’histoire, le Parlement européen offre des ressources importantes, et permet aux élus d’extrême droite de se former à et par la démocratie, potentiellement pour préparer d’autres élections – en ce sens Marine Le Pen a déclaré au Monde en janvier 2023 (au sujet de son mandat de députée nationale, elle qui a aussi été eurodéputée de 2004 à 2017) : « nous ne sommes pas là pour faire une longue carrière parlementaire. Nous sommes là pour conquérir le pouvoir. En apprenant à être parlementaires, nous fabriquons en même temps un programme et des équipes de gouvernement. »

Le Parlement européen permet en effet des recrutements, l’accès à des informations et des lieux de pouvoirs, des alliances et des coalitions ainsi que l’accroissement des ressources financières des partis nationaux et européens qui s’investissent dans les campagnes. Ce dernier point n’est pas négligeable : il comprend les frais de campagne (dont le montant était de 4 906 744 euros en 1994 et de 5 518 155 euros en 1999 pour le Front national (FN)) et les fonds de fonctionnement de groupes parlementaires (qui est pour le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés de 17,5 millions d’euros entre 2015 et 2019).

D’autres sources de financements par des banques et millionnaires russes ainsi que des multiples scandales politico-financiers sur l’utilisation des enveloppes de fonds européens par les dirigeants du RN ont des incidences sur la pratique de la politique européenne qui demeurent encore à déterminer. Au sein du Parlement, les eurodéputés Rassemblement national (RN) y expérimentent un accès à des ressources directement issues de leur participation au jeu démocratique.

Une formation feutrée

Au Parlement européen, les élus d’extrême droite sont souvent décrits comme étant peu présents, ou inefficaces. Pourtant, les équipes parlementaires y font des apprentissages importants. L’incorporation des élites d’extrême droite dans l’élite politique européenne se fait aussi, paradoxalement, via le compromis, le consensus et la constitution d’alliances qui caractérisent le travail parlementaire européen.

Mes travaux soulignent que les dirigeants d’extrême droite ne sont pas sociologiquement désajustés dans une institution parlementaire supranationale – ils ont des origines sociales dominantes, sont diplômés du supérieur (y compris des écoles prestigieuses comme l’ENA ou Sciences Po Paris), ont des professions de cadres supérieurs (comme professeur d’université, qui ne les distingue donc pas des autres eurodéputés ou assistants parlementaires. De ce fait, ils sont disposés à parfois mobiliser des registres déconflictualisés et consensuels – ce qui n’est donc pas le marqueur d’une modération politique mais de savoir-faire sociaux et universitaires.

S’il est peu probable qu’ils deviennent europhiles, les cadres d’extrême droite peuvent se projeter quelque temps dans ce lieu : le Parlement européen est un espace professionnel suffisamment prestigieux pour qu’ils ressentent une certaine revanche sociale en y restant, même dans un groupe minoritaire. Au-delà des idéologies, il y a une cohérence à la participation d’élites d’extrême droite à des espaces politiques comprenant majoritairement des membres des classes supérieures.

L’engagement politique d’élites sociales est différent de ceux des militants populaires : par la lecture ou l’écriture (sur des blogs, dans la presse ou dans des essais indépendants), la tenue de conférences ou d’une chaîne YouTube, voire pour celles et ceux qui ont des héritages familiaux liés à l’aristocratie, des dîners mondains ou de préservation du patrimoine. Il n’est donc pas moins « extrême » mais prend des formes variées et qui travaillent et traduisent leurs propos dans des registres plus mesurés. Un poste dans une équipe parlementaire RN est donc un moyen de poursuivre un militantisme nationaliste en bénéficiant d’un salaire et d’un statut qui permet de répondre à leurs aspirations ou à leurs ambitions professionnelles.

Comment des élites sociales peuvent-elles se décrire comme étant si reléguées ? En effet, la thématique du stigmate essaime les discours des élites partisanes d’extrême droite qui se disent « illégitimées » et ostracisées dans le champ politique et dans la société. Or, se sentir décalé ne veut pas dire être dominé : il est possible de se vivre subjectivement comme un ou une déclassée tout en s’inscrivant de plain-pied dans les couches supérieures de la société. En effet, ils et elles peuvent, sur le plan des pratiques, mener un travail de maintien de positions dominantes et de distinction tout en développant des discours exprimant leur relégation.

Un sentiment d’échec peut aussi parcourir de nombreuses personnes diplômées mais avec des trajectoires scolaires difficiles et parsemées de revers objectifs ou plus subjectifs, ce qui renforce alors une crainte du déclassement ou de l’avenir. Leur engagement politique projeté au Parlement européen se nourrit des doctrines déclinistes et pessimistes d’extrême droite qui permettent de faire correspondre à des maux généraux des sentiments de peur très intimes. Il faut donc déconstruire le paradoxe apparent de ces élites se réclamant de l’antisystème au Parlement européen tout en bénéficiant d’un métier ajusté à leur profil sociologique.

L’Eurocratie est un espace professionnel internationalisé qui fournit des possibilités de reconversions à des « ex » de partis d’extrême droite européanisés, initialement passés par des postes d’assistant parlementaire mais aujourd’hui « fondus » dans le décor dans les milieux de la culture, de l’entrepreneuriat, du lobbying ou du droit. Une fois débarrassés des étiquettes partisanes ou du stigmate de la politique nationale, ne subsistent alors entre les agents que la concordance d’habitus dominants, et des affinités tirées de titres scolaires comparables.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

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