Date de publication
3 mars 2025
modifié le

“Comment ces jeunes vivent leur rapport spirituel à un territoire en pleine transformation ?”

Doctorante à Rennes 2, Estelle Laurent étudie, à travers des pratiques artistiques, les perceptions qu’ont les jeunes habitantes et habitants de leur village de Ngor au Sénégal, un lieu aujourd’hui “enfoui sous l’urbanisation”. Rencontre à l’occasion de la projection du documentaire réalisé dans le cadre de sa thèse, Nettali NGor, au Tambour le 4 mars 2025.

Portrait d'Estelle Laurent par Frédéric Obé
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Estelle Laurent lors de sa participation à "Ma thèse en 180 secondes" en 2024. Photo : Frédéric Obé/Université de Rennes. 

Comment en êtes-vous venue à travailler sur le rapport spirituel au territoire, et plus spécifiquement au village de Ngor ?
Pour mon mémoire de master, je m’étais déjà intéressée à une confrérie religieuse au Sénégal. C'était ma première expérience sur ce terrain, je n’étais jamais allée au Sénégal auparavant. En me baladant dans la rue, j’ai été interpellée par un graffiti religieux. Au début, mon intérêt portait sur la culture hip-hop (graff, danse) et le religieux, et comment cela se manifestait dans l’espace public, notamment dans les banlieues de Dakar. En 2020, j’ai donc démarré un projet de thèse à l'EUR CAPS (Approches créatives de l’espace public) et au laboratoire ESO (Espace et Société)

Lors de mon premier terrain exploratoire, j’ai visité plusieurs communes de Dakar, mais il me manquait quelque chose pour orienter ma recherche. On m’a alors parlé du village de Ngor, mais j’ai d'abord repoussé l'idée, pensant que c’était un endroit trop touristique. Ce n’est qu’après mon retour en France, en lisant plusieurs articles sur cet endroit, que j’ai réalisé que c’était justement là que je devais mener mes recherches.

Ngor est un village ancestral du 15e siècle, aujourd’hui enclavé entre des infrastructures touristiques, des immeubles de haut standing et des ambassades : des pratiques urbaines très différentes de la culture lébou traditionnelle. J’ai donc voulu comprendre comment les habitantes et habitants, en particulier les jeunes, vivent leur rapport spirituel à ce territoire en pleine transformation sous l'effet de la mondialisation et des influences économiques extérieures.

J’ai formulé l’hypothèse que la création artistique dans l’espace public pouvait nous renseigner sur ce rapport spirituel et servir d’outil pour comprendre les enjeux territoriaux et les discours des jeunes. Ma thèse s’articule donc autour de trois questions de recherche :

  • Dans quelle mesure les expressions présentes et créées dans l’espace public traduisent-elles un rapport spirituel au territoire ?
  • En quoi ce rapport intègre-t-il les dynamiques sociales et spatiales du territoire ?
  • Comment la création permet-elle aux jeunes de participer à la gouvernance du territoire en mobilisant des référents religieux et spirituels ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre méthode de recherche s’appuyant sur la création artistique ?
Lorsque je suis retournée sur le terrain pour 9 mois, j’avais pour objectif de mener des ateliers de création. Au départ, je ne ciblais pas spécifiquement les jeunes mais l’ensemble des habitantes et habitants du village. Finalement, les participantes et participants étaient des jeunes de 15 à 30 ans. 

J’ai été soutenue et accompagnée par le collectif Keur Mame, un acteur culturel majeur du village. Ensemble, nous avons réinvesti un centre culturel pour mener des ateliers de théâtre, de slam, de création numérique à 360° avec un artiste rennais (ancien étudiant de Rennes 2), ainsi qu’une fresque collective. À chaque début d’atelier, nous demandions aux jeunes de parler de Ngor, de partager leurs souvenirs. Puis nous choisissions collectivement ce que nous voulions représenter et exposer. Cela permettait une double analyse : ce qui était dit individuellement et ce qui était choisi collectivement pour être rendu public. 

En 2023, ces ateliers ont donné lieu à un festival : Nettali Ngor, “raconte Ngor”. Cet événement a rassemblé différentes associations et habitant·es autour d’activités variées : ateliers, discussions, concerts... En 2024, le collectif Keur Mame a repris le projet et l'a organisé une seconde fois.

Quels enjeux liés au territoire sont-ils ressortis de ces créations faites par ces jeunes ?

Je n’ai pas encore fini ma thèse, mais les principaux enjeux que j’ai pu noter sont :

  • Le manque d’espace : la sur-urbanisation a entraîné une densification excessive du village, où 70 % de la population de Ngor vivait sur seulement 5 % de la commune ; même si ces chiffres ont dû aujourd’hui évoluer.
  • La question des "valeurs" et de la transmission des savoirs lébous, avec une volonté de perpétuer ces connaissances, notamment via l’art.
  • Un conflit autour de l’implantation d’une gendarmerie sur un parking symboliquement lié à la transmission des savoirs spirituels, alors que les habitantes et habitants souhaitaient y construire un lycée.
  • Les transformations économiques : l’agriculture a disparu faute de place, la pêche est impactée par la pollution, les chalutiers industriels et la modification des pratiques de pêches.
  • Les enjeux écologiques : la pollution marine et la menace sur les zones de reproduction des poissons.

Tout cela est lié à la spiritualité lébou, qui intègre une vision écologique du monde : l’harmonie avec l’environnement est essentielle pour maintenir le lien avec “le monde invisible” comme nous l'appellerions de notre point de vue occidental.

Comment ce travail de thèse a-t-il donné lieu à un documentaire ?
En 2018, j’ai vu le film de Suzanne Lemaréchal, Viaj'Arte, l'art de voyager, et découvert son travail avec Thès'en images*. Je l’ai contactée avec en tête, au départ, l’idée qu’un documentaire serait un bon moyen de montrer à mes proches ce que je faisais dans ma thèse. Finalement, nous avons co-écrit le film Nettali Ngor, raconte ton territoire à trois avec Suzanne en tant que réalisatrice, Mamadou Samb (Tapha), fondateur du pôle culturel Keur Mame, en tant qu’habitant et acteur culturel de Ngor, et moi-même en tant que doctorante. 

Le documentaire est devenu un super outil : un matériau de recherche, car j’ai des heures et des heures de rushs à analyser, mais aussi un moyen de mise en discussion lors des projections et des débats qui suivent. Ces moments sont précieux, ils permettent d’avoir des retours et différentes perceptions m'amenant à me poser de nouvelles questions. Une projection aura lieu à Rennes 2 le 4 mars 2025, et d’autres sont prévues au Sénégal et au Bénin prochainement.

* Thès'en images est une association créée en 2020 qui utilise la vidéo pour rendre la recherche universitaire plus accessible. Elle part du constat que les travaux de fin d’études restent méconnus du grand public en raison de leur langage scientifique souvent jugé trop complexe. À travers des interviews et des documentaires, elle vise à vulgariser ces savoirs pour les diffuser au plus grand nombre. Plus d'infos.

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