Clarisse Bardiot en mars 2023
L’ERC récompense les projets de recherche particulièrement innovants, situés « aux frontières de la connaissance ». Quelle est l’originalité du projet Stage (ndlr. Scène en français) ? Qu’est-ce qui, selon vous, a retenu l’intérêt du Conseil européen pour la recherche ?
Clarisse Bardiot. L’histoire du théâtre contemporain fait face à un changement de paradigme majeur avec le passage de l’analogique au numérique. Les traces laissées par les arts de la scène sont aujourd’hui essentiellement numériques, soit parce que les sources ont été numérisées, soit parce que les artistes produisent avec des ordinateurs. Cela soulève des questions d’ordre méthodologique, épistémologique et technologique complexes. On ne peut plus écrire l’histoire du théâtre de la même manière. Comment analyser les traces numériques ? Quelles nouvelles connaissances peuvent-elles apporter ? Dans le cadre de l’ERC, nous allons pouvoir construire un écosystème qui sera utile à la communauté scientifique et opérer ainsi un tournant dans l’histoire du théâtre. Ce projet s’inscrit dans le cadre plus large des humanités numériques.
Comment allez-vous procéder ? Quelles seront vos sources ?
C. B. Les archives du festival d’Avignon, de 1947 à aujourd’hui, conservées à la BnF seront notre corpus de départ. Nous l’augmenterons ensuite avec d’autres collections des arts de la scène en Europe. Nous bénéficierons également du support de l’infrastructure de recherche Huma-Num.
À partir des programmes de théâtre, nous nous intéresserons aux personnes ayant travaillé sur un même spectacle. Ces noms vont former un réseau que nous allons étudier afin de comprendre l’évolution des collaborations au sein des compagnies, en incluant notamment les métiers de l’ombre comme les techniciens. Nous pourrons par exemple voir si un metteur en scène travaille toujours avec la même équipe ou s’il fait appel à des scénographes différents ; en visualisant ces réseaux, nous serons en mesure d’observer les changements majeurs dans la carrière d’un artiste et à quels moments ils ont eu lieu. Mes propres questions de recherche portent sur les collaborations, la circulation des idées et les influences esthétiques : je vais les étudier dans le cadre de l’ERC. Mais les méthodes et les outils que nous allons développer seront aussi utiles à d’autres chercheurs qui travaillent, par exemple, sur l’influence des festivals dans la diffusion des œuvres.
Le théâtre se différencie d’autres formes d’art, en ce qu’il s’agit d’œuvres éphémères dont on ne conserve que des traces. Parmi elles, les photographies et les captations vidéo ont un statut à part… Grâce au développement d’algorithmes issus de l’intelligence artificielle, nous devrions être capables d’analyser ce corpus d’images pour voir si des gestes ou des éléments de scénographie circulent d’une mise en scène à une autre, et tenter de construire une iconologie des arts de la scène, un peu comme Aby Warburg l’a fait pour l’histoire de l’art.
Un troisième volet du projet porte sur l’étude du processus de création des artistes. Très souvent quand on étudie un processus de création, on observe les répétitions des artistes. C’est un aspect important, mais ce n’est pas le seul. Le processus de création commence bien en amont des répétitions, ne serait-ce qu’avec le metteur en scène qui réfléchit à son projet, échange avec le scénographe, collecte des images, des sons, des matériaux… Cela laisse des traces dans les ordinateurs. Nous allons identifier un certain nombre de metteurs en scène et nous allons collecter leurs disques durs et ceux des membres de la compagnie, y compris des techniciens, afin de regarder aussi bien ce qui se passe sur le plateau qu’en coulisses. Nous ferons aussi le suivi en temps réel de processus de création qui auront lieu dans les cinq prochaines années. Il nous faudra donc créer un logiciel pour collecter et analyser les traces numériques dans cette perspective de compréhension des processus de création.
Concrètement qu’est-ce que le financement de l’ERC va vous permettre de faire qui aurait été impossible sans l’obtention de cette bourse ?
C.B. Je vais pouvoir recruter une équipe interdisciplinaire : des post doctorants en intelligence artificielle spécialisés sur les grands corpus d’images, un data-scientist, des chercheurs en arts de la scène… Ce financement donne des moyens considérables, un confort et une liberté de travail. Cela oblige aussi beaucoup : il faut être à la hauteur de ces conditions de travail exceptionnelles.
À Rennes 2, vous êtes la première enseignante-chercheuse à obtenir un ERC. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’investissement qu’a nécessité votre candidature ? Et sur l’accompagnement dont vous avez bénéficié ?
C.B. Je dois dire qu’à Rennes, l’écosystème est formidable. J’ai été accompagnée remarquablement par la 2PE (ndlr. plateforme projets européens) ! Aller chercher un ERC est un travail qui se construit sur le long terme. C’est un projet que j’ai préparé pendant plusieurs années. Ne serait-ce qu’en terme de projection, cela vaut le coup : cela m’a aidée à savoir ce que je voulais vraiment développer en termes de projet de recherche sur les cinq ans à venir. Et c’est extrêmement réjouissant de réfléchir aux recherches que l’on conduirait si on avait deux millions d’euros !
J’ai eu la chance de bénéficier d’un CRCT (ndlr. congé pour recherches) et d’une délégation CNRS. Tout a été fait pour me libérer du temps de travail à l’approche de l’oral et rien n’aurait été possible sans l’aide des personnes qui ont assoupli mon agenda, m’ont relue, m’ont fait parler anglais ou passer des oraux blancs… L’ambiance de travail à Rennes 2 et l’accompagnement de la direction de la recherche et de la valorisation (DRV) m’ont aussi beaucoup facilité les choses.