L’exploration des phénomènes sociaux ou culturels marginaux en dit long sur la société elle-même : ce qu’elle marginalise exprime souvent sa propre nature. Bien plus : la vision qu’elle impose du fait de son hégémonie cherche à rendre invisible ce qu’elle marginalise. S’intéresser aux processus de marginalisation et à ses effets enveloppe donc un triple enjeu : une façon d’être au monde, des approches méthodologiques spécifiques et des projets de recherche orientés vers l’action visant à faire évoluer la société.
Décentrer le regard pour observer les marges implique une sensibilité et une posture singulière là où marginalisation rime souvent avec exclusion. Regarder en face ce que la société est incapable d’inclure dans sa marche habituelle, c’est considérer que ses marges – sociales, culturelles, scientifiques, géographiques, linguistiques, éducatives, cognitives, etc. – ont de l’importance ; les intégrer dans le champ de vision et de recherche, c’est réaffirmer que la solidarité est une valeur fondatrice des sociétés. L’art et la poésie sont une école de l’approche sensible et un apprentissage du voir, car ils déplacent souvent au centre de l’attention ce que les modes de comportement prédominants occultent.
Sur le plan scientifique, la nouvelle circulation du regard entre le centre et les marges n’est pas un phénomène récent. Sigmund Freud a théorisé la signification du détail dans les récits de ses patients ; Lucien Febvre et Marc Bloch ont initié une façon d’étudier l’histoire beaucoup plus attentive à la signification de phénomènes considérés comme marginaux ; les annotations marginales dans les livres anciens ont permis de mieux cerner la circulation des idées. Plus récents, les travaux sociologiques sur les « outsiders » (Howard Becker) ou les études historiques des « marginaux au Moyen Âge » (Bronisław Geremek) ont bouleversé une vision trop sommaire et homogène des réalités sociales.
Ces transformations de la sensibilité des chercheurs et les évolutions des démarches scientifiques dans les sciences humaines et sociales ont intégré les marges dans la pensée du « centre », car les grands centres du monde ne sont en rien épargnés par les divers phénomènes de marginalisation, souvent ignorés par les représentations de façade. Réciproquement, les marges doivent être repensées à la lumière des dynamiques qui s’enracinent dans les représentations dominantes : sur le plan humain, social, économique, géographique ou culturel. Le projet politique a désormais besoin d’un nouvel équilibre intellectuel entre les marges et le centre.
Il ne faut toutefois pas oublier que la marginalité peut être aussi un choix, politique ou existentiel, qui mérite non seulement d’être respecté, mais également interrogé. Les marges renaîtront toujours, et c’est ce fait même qui doit nous donner à penser.
Leszek Brogowski, rédacteur en chef
Vice-président Culture, science et société