L’animalité a fait l’objet au cours des dernières décennies d’une effervescence de recherches, tant dans les domaines des sciences du vivant, des sciences humaines et sociales, des sciences du langage, que des études artistiques et littéraires, au point que la zoopoétique s’est constituée comme une nouvelle branche de l‘approche critique et théorique des œuvres. La zoopoétique par exemple ne se définit pas par le seul corpus de la littérature animalière ni même par la concentration de ses questionnements sur les représentations de l’animalité, mais par une attention particulière aux moyens par lesquels le langage humain, dans ses mises en forme esthétiques et sa recherche de poétiques neuves, part à la rencontre du monde animal et se laisse dynamiser par cette rencontre, l’animal étant lui-même perçu comme vecteur d’expressivité et producteur de formes. De leur côté, les sciences humaines et sociales ont notamment abordé l’animal à partir des enjeux éthiques qu’il suscitait mais aussi comme révélateur des nouvelles manières de penser les relations entre humains et non-humains et leurs interactions au sein de la communauté des êtres de nature.
Ces orientations sont particulièrement propices au dialogue intermédial entre les approches de la création littéraire, de la création artistique et des sciences sociales qui est au cœur de la journée scientifique interdisciplinaire des ED ALL de Bretagne et des Pays de la Loire. Par le dialogue interdisciplinaire qu’elle suppose, elle a pour objet d’éclairer et de mettre en perspective la recherche créatrice qui, de l’Antiquité à l’époque contemporaine et à la faveur des échanges interculturels, interroge, traverse, fait bouger, voire conteste radicalement les frontières entre les règnes – humain et animal, mais aussi végétal, voire minéral. On peut ainsi penser au développement de recherches actuelles portant sur les sémiotiques et les langages autres qu’humains, favorisant une optique comparative attentive à la proximité et à la continuité entre l’humain et l’animal. La notion de figure inscrite dans le titre de la journée invite les réflexions à se centrer sur le geste figural qui gouverne les représentations de l’animal.
Le mot de figure est bien entendu à prendre en son sens visuel, renvoyant aux formes plastiques. Mais il peut aussi désigner les produits d’une schématisation signifiante, qui fait émerger les caractéristiques principales de son objet, voire dynamique, quand une figure chorégraphique par exemple laisse suivre un tracé dans l’espace. On pense aussi, naturellement, aux figures de style dans lesquelles se produit un discours sur ou de l’animal, ou qui en gouvernent la représentation, et parmi elles aux figures d’analogie - ce qui ouvre à l’activité de figuration symbolique. Le terme se laissant aussi employer comme un synonyme de visage, il conduit la réflexion à s’ouvrir à l’anthropomorphisation de l’animal ou au phénomène réciproque de zoomorphisme actif notamment dans les caricatures.
Les figurations de l’animal sont également à replacer sous l’horizon d’attente de leur époque : sont-elles caractéristiques d’une vision du monde, d’une pensée de l’animalité et d’une anthropologie qui avaient cours à cette époque, en rupture avec elles, novatrices, aptes à donner encore réponse aux questionnements renouvelés de la nôtre ? Quel est le statut conféré à l’analogie et aux figures de comparaison ou d’assimilation ? Un rapport d’altérité ou de continuité prévaut-il, dans les œuvres considérées, entre humanité et animalité, entre les corps et modes d’expression animaux et les vecteurs de leur figuration – langage, voire corps humains, matériaux de l’œuvre plastique, formes musicales, voix et instrumentations humaines ?
Dans un autre registre, la journée s’intéresse à la place qu’occupe l’animalité dans les sciences sociales : avec la notion d’anthropocène et ses enjeux environnementaux, on a basculé d’un régime du « grand partage » où l’homme domine la nature à une conception d’interdépendance entre les humains et les non-humains. La prise en compte des animaux a ainsi contribué à une forme de déplacement du centre de gravité ontologique pour amener à une nouvelle prise en considération de l’altérité animale. Du même coup, ce virage axiologique a enrichi l’approche des cultures « subalternes » : en effet, la prise en compte de l’altérité animale offre de nouvelles perspectives pour penser les cosmologies non occidentales et d’autres manières d’être au monde, les minorités opprimées et les formes actuelles de la domination. De nombreux auteurs ont établi des liens heuristiquement féconds entre spécisme et racisme, ou encore ont pensé les théories du genre et les questions féministes à partir de l’animal. Enfin, sur le plan épistémologique, le « tournant animal » nous interroge sur ce que signifie mener une ethnographie d’un groupe animal ou encore sur les limites des schèmes anthropomorphiques à partir desquels nous avons l’habitude de classifier les animaux ou de leur prêter une intentionnalité.