Date de publication
31 janvier 2024
modifié le

La restauration du son du cinéma amateur, au cœur du projet ReSound

Rencontre avec Jean-Baptiste Masson, musicologue, en post-doctorat à l’Université Rennes 2 dans le cadre du programme Bienvenüe co-financé par l’Union européenne et la Région Bretagne. ReSound, son projet de recherche, vise à rédiger un manuel pour la restauration du son du cinéma amateur.

Jean-Baptiste Masson dans les réserves de la cinémathèque de Bretagne
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Jean-Baptiste Masson dans les réserves de la cinémathèque de Bretagne en janvier 2024.

Comment est né votre projet de post-doctorat ?

J.B. Masson. Pendant mon doctorat au Royaume-Uni à York, j’ai étudié les pratiques sonores des amateurs, les “chasseurs de son” comme ils s’appelaient, depuis les origines des technologies d’enregistrement du son à la fin du XIXe siècle, jusqu’à l’apparition de la cassette dans les années 1970, en me focalisant sur le magnétophone à bande. Il s’agissait de montrer qu’à partir du moment où il y a eu possibilité de faire des prises de son, les gens s’en sont emparés et ont pratiqué dans le cadre privé. Ma thèse retrace l’histoire de ces amateurs. Ces chasseurs de son enregistraient aussi pour sonoriser leurs images, que ce soit des diaporamas ou des films. C’est par ce biais que j’ai rencontré l’équipe de la Cinémathèque de Bretagne, qui initiait justement la mise en place d’une cellule son. La connexion s’est donc faite très naturellement. J’arrivais à ce moment à la fin de mon doctorat, et souhaitant poursuivre mes recherches, j’ai cherché quelles pouvaient être les possibilités de post-doctorat en Bretagne. Le programme Bienvenüe est tout de suite apparu comme étant idéal. L’Université Rennes 2 ayant une belle équipe cinéma, j’ai rapidement rencontré Roxane Hamery, qui a, entre autres spécialités, une très bonne connaissance du cinéma amateur. Le projet ReSound a émergé dès la première rencontre à trois que nous avons fait avec Roxane et Gaïd Pitrou, la directrice de la Cinémathèque de Bretagne.

Vous allez donc rédiger un manuel pour la restauration du son du cinéma amateur. Est-ce un besoin identifié pour les cinémathèques?

J.B. Masson. Depuis une trentaine d’années, les recherches sur le cinéma amateur se sont développées, mais le son reste le parent pauvre et très peu de choses existent à son sujet. Cela est reflété dans les institutions. Les cinémathèques ont des collections sonores très peu mises en valeur, très peu étudiées et elles sont en demande de savoir comment s’en servir. Comment naviguer au sein des collections sonores ? Comment les appréhender ? Comment les restaurer mécaniquement et numériquement ? Comment les mettre en valeur ? L’intérêt de la pratique amateur, c’est sa valeur historique, anthropologique, sociologique, culturelle, esthétique. Les amateurs sont souvent des personnes qui apparaissent peu dans les livres d’histoire, mais qui pourtant s’emparent des technologies dès qu’elles apparaissent. Ce sont les voix du terrain, du quotidien. Ce manuel sera un guide des bonnes pratiques pour appréhender et restaurer l’objet son dans le cinéma amateur. Un tel manuel pour le moment n’existe pas, ce sera donc un apport extrêmement fort pour la société civile. C’est de la recherche très appliquée par rapport à l’objet archive du cinéma. Le contact avec les archivistes est constant.

Comment diffuserez-vous ce manuel, au-delà de la cinémathèque de Bretagne ?

J.B. Masson. La Cinémathèque de Bretagne fait partie de plusieurs réseaux et a participé à la création du réseau Diazinteregio qui regroupe 18 cinémathèques en France autour d’une base de données conçue en interne et spécialement adaptée aux spécificités du cinéma amateur. La mise en place d’une cellule son à la Cinémathèque de Bretagne et mon arrivée  grâce à la bourse Bienvenüe, a favorisé un focus sur le son et les collections sonores au sein de Diazinteregio, auquel je participe activement. Après un premier séminaire en janvier 2024, je vais aller rencontrer tous les membres au cours du printemps pour examiner leurs collections sonores et répertorier leurs besoins. Il faut que le manuel puisse répondre à toutes les attentes. La pratique amateur se caractérise par la variété des moyens mis en œuvre et une utilisation souvent non-conventionnelle du matériel. C’est pour cela que je parle de "guide des bonnes pratiques" plutôt que de "mode d’emploi". Ce dernier terme implique une standardisation qui n’existe pas dans la pratique amateur, et c’est justement ce qui fait toute sa richesse. Le manuel, qui sera rédigé en français et en anglais pour commencer, sera aussi diffusé au sein du réseau européen Inédits, où un groupe de travail sur le son va également être mis en place. Le manuel va donc rayonner à l’échelle nationale et européenne et possiblement au-delà à travers les contacts que je commence à prendre.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la matière des archives conservées par la cinémathèque de Bretagne ? De quand datent-elles ?

J.B. Masson. Le fonds sonore est majoritairement constitué de bandes magnétiques et de cassettes. Un disque à gravure directe a aussi récemment été découvert dans les collections. C’est une technologie apparue dans les années 1930 et qui a été en vogue auprès des amateurs jusque dans les années 1950. Il y a aussi du 8 mm, 16 mm et 35 mm magnétique. Comme je le disais, les collections sonores n’ont été jusqu’à présent que peu explorées. Un récolement est en cours, auquel je participe pour expertiser le fonds et diagnostiquer son état. Une partie des collections sonores est liée à des films, c’est-à-dire que ce sont les bandes sons – dialogue, voix-off, musique, effets sonores, rushes, etc. Et une autre partie n’est pas forcément liée à des films, voire pas du tout. Il y a environ 2700 supports son à la Cinémathèque de Bretagne, qui datent du début des années 1950 à nos jours. Le disque à gravure directe est peut-être plus ancien, mais il n'est accompagné d'aucun document et ne comporte aucune date, simplement "Victor Segalen" écrit à la main. Le support étant très fragile, nous ne l'avons pas encore traité et écouté.. Dans le cadre du manuel, nous nous limiterons au disque à gravure directe, à la bande magnétique et à la cassette. Avec ces deux derniers supports, nous avons des éléments qui vont jusqu’aux années 1990.

 

 

Qu’est-ce que les amateurs enregistraient ?

J.B. Masson. C’est très varié. Il y a des enregistrements de famille, les premiers mots d’un enfant, les dîners de famille, les mariages. Les amateurs ont l’avantage de très bien connaître leur environnement de vie. Ils sont en contact avec la vie de leur village, de leur ville. Ils connaissent les lieux intéressants, les personnes ressources. Un certain nombre d’amateurs se sont donc passionnés pour la collecte d’histoire orale, collectant la mémoire des anciens, les métiers qui disparaissaient, les histoires de vie. Ces documents ont une valeur historique et patrimoniale particulièrement riche. Datant des années 1950 et 60, les personnes interrogées étaient pour certaines nées au XIXe siècle, dans un monde très différent. Et c’est la voix des gens de tous les jours qui est ainsi sauvegardée. Spécifiquement pour la Bretagne, j’ai en tête des enregistrements de marins de tout rang qui embarquaient sur les terre-neuvas, des chants de bûcheronnage, l’interview d’un braconnier en forêt de Brocéliande, ou encore celle du « seul évêque ermite orthodoxe celtique ». D’autres amateurs enregistrent l'ambiance sonore autour de chez eux. C’est du field recording avant l’heure. Cette matière peut être abordée sous l’angle de l’écologie acoustique puisqu’on a des sortes de cartographies sonores de lieux particuliers qui s’étalent sur plusieurs années.

Et bien sûr, les amateurs enregistraient aussi pour sonoriser leurs films. Les caméras sonores étaient alors très chères. La plupart captaient donc image et son sur deux médiums différents : la pellicule image et la bande magnétique, ou la cassette, ou sur disque à gravure directe dans les années 1930 et 1940. C’est un défi dans la collecte aujourd’hui, autant pour les collecteurs que pour les déposants, surtout quand il s’agit des enfants ou petits-enfants. À moins que tout ne soit très bien rangé et étiqueté, le son se retrouve souvent isolé. En tout cas, la matière est là, elle existe réellement. Des magazines étaient dédiés à cette pratique, des émissions de radio lui étaient consacrées comme celle de Jean Thévenot, qui s’appela Aux quatre vents puis Chasseurs de son. Entre 1948 et 1972, Jean Thévenot calcula qu’il avait reçu plus de 10 000 heures d’enregistrements. La pratique était donc réelle, ce n’est pas juste une curiosité de chercheur !

 

Votre manuel s’intéressera donc aussi au matériel utilisé à l’époque et aux pratiques des amateurs.

J.B. Masson. La cinémathèque a une importante collection de matériel de prise de vue et de projection. Une partie du matériel est en état de marche et il y a l’idée, à moyen et plus long terme, d’établir un musée vivant des pratiques cinématographiques. Cela rejoint mon propre projet pour Bienvenüe, dans lequel je rencontre les cinéastes amateurs afin de comprendre comment ils travaillaient et de sauvegarder leurs techniques et leurs gestes. Ce n’est pas anodin d’aller interviewer ces cinéastes. J’ai mentionné l’utilisation non-conventionnelle qu’ils pouvaient avoir du matériel, et il faut savoir qu’au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les cinéastes et preneurs de son amateurs étaient souvent bricoleurs. Il n’était pas rare que les personnes modifient leurs appareils, voire les fabriquent. Les magazines spécialisés proposaient d’ailleurs régulièrement des tutoriels pour fabriquer un amplificateur, un magnétophone, voire même une télévision. J’ai ainsi retrouvé la trace d’un amateur, Jean Rebillard, qui, en 1953, a fabriqué son propre magnétophone portable autonome qu’il a emporté dans son planeur. C’est là une prouesse, le Nagra I venait juste d’être commercialisé et seule une poignée de fabricants, tel Maihak, proposaient des enregistreurs autonomes, tous très chers. Il réalisa ainsi un enregistrement sur le vif où on l’entend au téléphone qui récupère les informations météo, puis en train de faire la visite au sol de l’appareil, avant de s’envoler ; on entend l’avion tracteur, le décroché du câble, puis le calme du froissement de l’air caractéristique du planeur, et enfin l’atterrissage… Cet enregistrement fut diffusé à la radio, sur l’émission de Jean Thévenot dédiée aux chasseurs de son. La diversité des pratiques n’a donc d’égale que la diversité des moyens utilisés. Cela pose des problèmes très concrets aux cinémathèques, puisque cela implique d’avoir une variété de matériel de lecture, et des gens qui puissent entretenir et réparer ces machines du passé.

Connaître les pratiques d’autrefois permet de comprendre qu’on ne peut pas écouter les sons anciens avec l’oreille d’aujourd’hui.

J.B. Masson. En effet, de nos jours, avec le numérique, on est habitué au silence et à l’absence de bruit de fond. En analogique, cela n’existe pas, le bruit de fond peut être important et l’appareil de lecture lui-même est bruyant. Depuis le début du projet, j’ai pu constater une tendance à trop vouloir nettoyer le son de la part des archivistes. Or, tout ce bruit est porteur d’informations, de contextualisation historique et géographique. Et il est possible de reconstruire la façon dont les gens se servaient de leur appareil à travers tous ces bruits parasites. Cela donne un contact direct avec l’écoute qu’a eu une personne, c’est un lien très sensible qui est ainsi établi. Pour ce qui est de la restauration, il est dans tous les cas important de conserver une cohérence entre la restauration de l’image et du son.

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