Date de publication
4 mars 2024
modifié le

La dette publique en question dans un ouvrage des Économistes atterrés

Les Économistes atterrés viennent de publier une version augmentée de leur ouvrage La dette publique, précis d’économie citoyenne. Rencontre avec deux des auteurs, Léo Charles, maître de conférences en sciences économiques, et Alban Pellegris, enseignant en économie, tous deux chercheurs au LiRIS, à l'Université Rennes 2.

Léo Charles et Alban Pellegris
Légende

Léo Charles et Alban Pellegris en février 2024.

Vous faites partie des Économistes atterrés. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce collectif ?

Léo Charles. Ce collectif s’est monté en 2010 après la crise des subprimes en 2008 parce qu’on s’est rendu compte qu’il y avait un discours dominant dans les médias souvent tenu par des économistes qui n’avaient pas vu la crise venir et qui proposaient toujours les mêmes mesures d’austérité. Nous avons voulu  montrer que d’autres politiques économiques sont possibles. Nous sommes une trentaine de chercheurs et chercheuses économistes actifs avec des spécialités et des orientations théoriques un peu différentes. Nous nous classons tous dans l’hétérodoxie. Nous tenons des conférences et répondons aux éventuels appels à expertise - par exemple, j’ai été auditionné au Conseil d’État la semaine dernière -, et nous produisons des notes d’actualité à chaque projet de réforme. Dans ces notes et dans les ouvrages collectifs, nous travaillons non seulement à déconstruire les idées reçues, mais aussi à proposer des solutions, notamment pour faire face à l’urgence climatique. C’est ainsi que nous avons travaillé dans notre livre sur la dette publique.

Pouvez-vous nous résumer le propos de votre livre sur la dette publique ?

Alban Pellegris. L’ouvrage questionne le problème de la dette : la France est-elle en faillite ? Va-t-on faire défaut comme la Grèce ? 120% de dette publique par rapport au PIB ne suffit pas à mettre un pays en faillite. Dans notre livre, nous nous sommes attachés à montrer de quelles politiques la situation actuelle est le résultat. Nous avons pris le parti d’expliquer pourquoi la France est endettée : ce n’est pas lié à une mauvaise gestion, mais à d’autres facteurs de contexte historique. Pour n’en citer qu’un, l’endettement auprès des marchés financiers qu’on ne contrôle pas.

On dit toujours que les Français vivent au-dessus de leurs moyens, qu’ils dépensent trop, que la dette est laissée à nos petits-enfants. Cette manière de présenter la genèse de la dette impose déjà la solution : puisqu’on dépense trop, il faut se serrer la ceinture. L’appel à la dette a une fonction dépolitisante : le gouvernement pourrait dire qu’il réforme le régime des retraites parce qu’il défend un modèle de société qui produit plus et par conséquent qu’il faut travailler plus. D’autres pourraient alors opposer un autre modèle privilégiant le  temps libre et un départ plus tôt à la retraite. Mais en cadrant le débat, en disant “On ne peut pas se le permettre”, on en fait une nécessité technique qui prive la discussion politique.
 

À qui s’adresse votre livre ?

Léo Charles. Ce manuel a été rédigé pour que tout le monde puisse le comprendre, que tout un chacun puisse s’en saisir dans les discussions familiales, etc. En même temps, nous avons aussi eu la volonté de discuter avec nos pairs. Nous nous sommes beaucoup appuyés sur la littérature scientifique, sur les derniers travaux publiés. Et si le livre est récupéré par les militants, les élus politiques, tant mieux !

 

Il s’agit d’une version augmentée. Qu’est-ce que cette nouvelle édition apporte à l’ancienne ?

Alban Pellegris. La première édition est sortie en 2021, nous signons la conclusion en plein Covid. Il s’agit d’une période spéciale au niveau de l’endettement, celle de “l’argent magique”. Il y a un consensus comme quoi il faut dépenser, augmenter les plafonds de dette. L’argent est gratuit, la France s'endette à un taux négatif. Deux ans plus tard, le discours n’est plus le même avec l’inflation qui rebat les cartes et la Banque centrale qui augmente les taux. Que va-t-il advenir d’un État qui doit emprunter aux taux en vigueur ? La question d’insoutenabilité de la dette en France peut se poser dans ce contexte inflationniste d’où le chapitre entier sur l’inflation que nous avons ajouté.

Léo Charles. Nous avons aussi apporté des précisions dans le chapitre “Financer la transition écologique” car en période d’inflation, on savait que ce ne serait plus une priorité pour les dirigeants. Des études étaient sorties entre-temps et nous avons pu chiffrer le coût de cette transition écologique. Les besoins sont tels que nous allons devoir faire de la dette publique. L’inflation ne changera pas la nécessité d’avoir une meilleure fiscalité et de se sortir de la dépendance des marchés financiers.

 

Mais l’inflation n’est-elle pas une conséquence de l’accroissement de la dette publique ?

Alban Pellegris. Nous démontons ce poncif dans l’ouvrage : il n’y a pas de lien automatique entre les dépenses de l’État et l’inflation. Aujourd’hui, le discours évolue. Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne en personne, a reconnu que plus de 50% de l’inflation actuelle est liée aux profits : les grands groupes ont profité du contexte énergétique pour augmenter leurs marges. Même le FMI considère maintenant que ⅔ de l’inflation est lié à cette dynamique des profits : ce n’est donc pas l’État qui en est entièrement responsable. Pour lutter contre l’inflation, augmenter les taux et alourdir l’endettement public n’est pas pertinent. Il y aurait d’autres choses à faire en termes de politique de la concurrence et de lutte contre les monopoles par exemple. Même dans un contexte d’inflation, il faut que l’État puisse se financer et investir dans des projets comme la transition…

 

Sortir des marchés, n’est-ce pas utopique ?

Léo Charles. Il n’y a rien de naturel en économie. Nous sommes passés d’un système dans lequel l’État avait les moyens de choisir son financement à un système où ce sont des marchés financiers “vaporeux” qui décident de l’endettement de l’État français. Cette situation a été organisée, décidée politiquement. On peut tout à fait inventer un autre système, rien n’est figé.

Alban Pellegris. Aujourd’hui, les banques privées achètent des titres de dette publique. C’est un placement sûr : l’État français n’a pas fait défaut depuis 1797, ses titres sont très bien notés. Or la rémunération de ces titres français n’est pas fixée par l’État et ils sont en concurrence avec d’autres produits financiers : des actions Total, des titres du Trésor britannique, du Trésor américain, etc. Une solution serait d’imposer aux banques nationales d’engager une partie de l’épargne domestique sur la dette publique française et que l’État fixe une rémunération modeste de cette épargne. Est-on aujourd’hui capable de réformer les règles européennes pour revenir sur la libre circulation des capitaux ? Nous constatons que la mondialisation libérale a créé une perte de souveraineté et une dépendance folle pour les États qui ne peuvent plus financer de politiques ambitieuses. À l’heure de la transition écologique, cela pose question. Le rapport Pisani-Ferry Mahfouz sur la planification écologique qui a été remis au gouvernement Borne en 2023 reprend des idées que les économistes atterrés défendent depuis des années comme la mise en place d’un ISF vert. Des tabous comme la planification et l'interventionnisme commencent à tomber face à l’urgence écologique…

 

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