Après une première journée intitulée Matériau, matière, matérialité : autour de l’instrument de musique, qui s’est déroulée à l’automne 2023, un second temps de rencontres a été consacré à la dialectique adornienne et à l’expérience contemporaine du matériau, au printemps 2024. Cette troisième journée regroupera des communications variées, non dans le but d’effectuer une impossible synthèse de cette vaste question, mais avec pour visée d’explorer divers cas de figures et dispositifs, sous des angles variés, afin de compléter les deux premiers moments qui étaient quant à eux fortement thématisés. L’ensemble de ces journées donnera lieu à une publication collective à l’horizon 2025-2026.
La catégorie du matériau musical a connu un destin paradoxal au long du XXe siècle. Elle devient en effet un concept central pour tant pour les théoriciens que pour les compositeurs, stimulés par la dialectique adornienne d’une part, et par la possibilité croissante d’appréhender le matériau non plus comme préformé, mais comme à construire, d’autre part (Duchez, 1991) : il s’agit de composer le son et non plus avec le son. Corrélativement, le renouvellement incessant du matériau, après l’érosion du système tonal, entraine un effet de prolifération (Solomos, 1994) qui finit par remettre en question l’effectivité, voire l’existence même de cette notion : si tout est matériau, plus rien n’est vraiment matériau. D’une catégorie appréhendée comme « de l’esprit sédimenté » et « socialement préformée » (Adorno, 1941), on glisse vers une substance aussi impalpable qu’indéfinissable car toujours à réinventer au cœur du son, dont la présence en filigrane dans toutes les Leçons de Boulez au Collège de France tend à montrer la difficulté d’appréhension (Boulez, 2005).
Avant la seconde Guerre Mondiale on pouvait encore affirmer qu’il y a autant de différence entre les sons à la disposition d’un compositeur et le matériau, qu’entre le signifiant et le langage parlé (Adorno, 1941) ; après l’émancipation du timbre dans la composition, au début du XXe siècle, les technologies permettant une analyse de plus en plus immersive du son, puis sa fabrication intégrale, bouleversent tant le concept d’historicité du matériau que le périmètre de ce qui peut être ou non considéré comme matériau. Dans le répertoire savant, la catégorie de matériau se dissout ainsi progressivement dans des notions comme le geste, l’énergie ou le processus, malgré les tentatives d’en restaurer certains contours, par exemple à travers l’objet sonore ou musical (Schaeffer, 1966, Arbo, 2010), par la recherche d’universaux (Mâche, 1997), ou encore en retrouvant des complexes mélodico-rythmiques identifiables, comme chez Tristan Murail (Vues aériennes) ou György Ligeti (Trio pour violon, cor et piano) à partir des années 1980. Symétriquement, l’explosion des musiques commerciales s’accompagne d’une réification exponentielle du matériau, à travers le ressassement simplifié de schèmes s’inscrivant dans un univers tonal et/ou modal dévitalisé.
Le terme même de « dématérialisation », qui culmine à l’ère du numérique, enfonce son coin au cœur de la crise entre sujet et objet symptomatique de la fin du XXe siècle. Le son, désormais, n’est plus seulement électronique, il est encodé, et si l’on gagne encore en souplesse d’utilisation et en possibilités de génération, de transformation et d’agglomération, la matérialité musicale n’a jamais été aussi éloignée. Peut-on dès lors penser certaines esthétiques de l’excès de geste et de matière (Cendo, 2014), au début du XXIe siècle, comme une forme de réaction face au tout virtuel ? Le besoin de créer des instruments virtuels répond-il, par ailleurs, à un besoin de retrouver, dans un univers immatériel, cette matérialité première de la musique dont les instruments sont porteurs ? Doit-on historiciser le concept de matériau, qui lui-même « historicise une composante antérieure et naïve du composant naturel de la musique » (Dahlhaus, 1974) ? Existe-t-il encore une forme de contrainte du matériau dans ce contexte ? Comment penser désormais l’articulation interne de la musique, entre matière, contenu, énergie et forme ? Quelle place reste-t-il pour le matériau, entre technique et technologie ? Telles seront quelques-unes des questions qui seront débattues durant ces journées et qui nourriront un projet éditorial collectif prévu pour 2025.
Programme de la journée
09h45 Accueil
- 10h00 Introduction : Brutaliser le matériau pour actualiser l’expressivité musicale. Réflexions sur un « réalisme capitaliste » à l’œuvre, en passant par Schaeffer, Nono, Underground Resistance et Radiohead
Kevin Gohon, maitre de conférences à l’université Rennes 2, unité de echerche Arts : pratiques et poétiques - 10h20 Matériaux matériels et matériaux immatériels dans la musique
Bernard Sève, professeur émérite d’esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Lille - 11h00 La micro-intervallité depuis Wyschnegradski ou l’extrême petit qui côtoie l’infini : matériau, matière ou matérialité ?
Muriel Joubert, maitresses de conférences HDR à l’Université Lumière Lyon 2 - 11h45 Déjeuner
- 14h00 De l’historicité du matériau dans les chansons d’amour
Agnès Gayraud, professeure à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Lyon - 14h45 Intelligence artificielle, droit d’auteur et effondrement de l’auteur dans le modernisme musical
Calvin Peck, docteur de l’Indiana University Bloomington (États-Unis) - 15h30 Le « néo-exotisme » globalisé : un renouveau du matériau ?
Edouard Bozet, professeur agrégé, doctorant, Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université Rennes 2, unité de recherche Arts : pratiques et poétiques - 16h15 Discussion
- 16h30 Fin de la journée