
Marianne Mispelaëre, Pour toi, sans toi : contre toi, vue de l’exposition personnelle Faire connaissances, Centre d’art Ygrec-ENSAPC, 2024
Après la journée d’étude, « faire-lecture, gestes de lecture dans le champ des arts » qui s’est tenue à Bordeaux en novembre 2024, l’exploration d’une approche matérielle et matérialiste de la lecture se focalisera cette fois sur l’incidence des espaces environnants. On fera l’hypothèse que les lieux, les atmosphères et les situations produisent des effets de lecture spécifiques. C’est l’idée d’une lecture située, atmosphérique, ancrée dans des lieux, qui sera interrogée, et cela dans une perspective qui couvrira aussi bien les textes narratifs, dramatiques, épistolaire, informatifs, argumentatifs (romans, essais, publications d’artistes, journaux, lettres, traités, affiches, tracts, partitions etc.) dans des pratiques artistiques ou non, dès lors qu’elles s’engagent dans une expérience esthétique, présentent une dimension expérimentale faisant du lieu, de l’atmosphère et de la situation des paramètres ou des facteurs de lecture. On pense ici aux lieux clos dédiés à la lecture comme les cabinets de lecture, les bibliothèques, les installations artistiques (Reading Rooms de Siah Armajani, Tapis de lecture de Dominique Foster Gonzales où sont dispersés des livres invitant les visiteurs à consulter un choix d’œuvres, The Martha Rosler Library, qui met disposition du public 7 500 volumes issus de la collection privée de l’artiste, dans des institutions artistiques, des écoles et des bibliothèques) mais aussi aux bibliothèques de rue – celles du projet ATD Quart Monde – à ciel ouvert, aux lectures solitaires ou collectives, privées ou publiques, silencieuses ou à voix haute.
Si on ne lit pas des documents d’archives comme on lit un roman, une lettre, une recette de cuisine, une affiche ou un panneau publicitaire, lit-on de la même façon dans l’ambiance feutrée de lieux clos – la bibliothèque, le salon de lecture ou le bureau – comme on lit à l’air libre, dans la rue où s’exposent des affiches, des banderoles, où se distribuent des tracts lors des rassemblements ou des insurrections, dans un jardin public ou à la plage ?
Nombre de lecteurs et de lectrices ont pour lire des lieux et des moments de prédilection, marqués par des ambiances ou des atmosphères propres, qui sont parfois même des lieux interdits (l’ordre parental du « on ne lit pas à table ! »), des textes mis à l’index que l’on lit en cachette. On évoque souvent le repliement de la lecture dans le silence studieux des bibliothèques ou dans les espaces privés des cabinets de travail, des bureaux ou de la chambre à coucher. Si la lecture a ses lieux privilégiés, appropriés telles les bibliothèques, la plupart des lectures se font dans des lieux qui ne leur sont pas spécifiquement consacrés. Rien n’assure d’ailleurs qu’elles exigent des lieux dédiés, studieux et feutrés. Perec souligne l’importance des environnements qu’il considère comme partie prenante de la lecture : « Lire, ce n’est pas seulement lire un texte, déchiffrer des signes, arpenter des lignes, explorer des pages, traverser un sens ; ce n’est pas seulement la communion abstraite de l’auteur et du lecteur, la noce mystique de l’Idée et de l’Oreille, c’est, en même temps, le bruit du métro, ou le balancement d’un wagon de chemin de fer, ou la chaleur du soleil sur une plage et les cris des enfants qui jouent un peu plus loin, ou la sensation de l’eau chaude dans la baignoire, ou l’attente du sommeil... ». La lecture est travaillée par les lieux où elle se tient, peut même prendre le tour d’une activité in situ, comme dans le cas des applications de géolecture pour des balades littéraires.
Au-delà des lieux, la lecture se pratique en situation, à travers les manières dont les contextes engagent lecteurs ou lectrices, marquent la lecture sans nécessairement la déterminer. Il n’est sans doute pas de lecture qui ne soit située, d’une façon ou d’une autre, dans l’urgence d’une lutte, adossée à une recherche académique ou comme échappatoire du quotidien. De ce point de vue, si elle peut s’entendre comme « situation sensorielle » (Gernot Böhme), la situation renvoie aussi aux « construction concrète d’ambiances momentanées de la vie » (Guy Debord) imaginées par les situationnistes comme une action poétique et politique ou encore à la situation au sens où elle est une façon de s’engager dans un contexte historique, social, politique et économique.
Parfois décrite comme une activité absorbante où le lecteur s’isole dans une bulle imperméable à ce qui l’entoure, la lecture est tout autant imprégnée des atmosphères qui enveloppent les lieux. À rebours de la priorité parfois exclusive accordée à la vue qui domine dans les approches de la lecture, l’atmosphère implique des sons, des effluves, des formes, des couleurs, donne aux lieux une tonalité affective, et émotionnelle. Elle est ainsi, au sens esthétique, ce qui renvoie aux propriétés qualitatives d’un lieu. Au sens météorologique, elle désigne aussi, les phénomènes constitutifs du climat. À l’instar de l’écrivain brésilien José Aggripino de Paula qui publie en 1967 Panamerica, le roman phare tropicaliste, et choisit d’imprimer la première édition avec une police typographique épaisse sur un papier kraft brun foncé pour faciliter la lecture du livre sous la lumière du soleil tropical, on peut envisager que le climat fait lire autrement et concevoir ou imaginer une climatique ou une météorologie de la lecture. L’enjeu est de replacer la lecture dans la perspective d’une dimension sensible du lire en questionnant sa porosité avec les espaces environnants dans leurs différentes dimensions et dans la relation singulière avec un sujet lecteur : comment les atmosphère et les situations indexées à des lieux particuliers informent-elles et affectent-elle l’activité lectrice ? Peuvent-elles contribuer à susciter des formes d’attention particulières ou y disposer et participer à la production de formes de vie ?
Cette journée d’études s’inscrit dans le cadre d’une recherche conduite par Barbara Bourchenin (Université Bordeaux-Montaigne) et Laurence Corbel (Université Rennes 2) qui associe les étudiant·es de master et de licence en Arts plastiques autour d’une approche matérielle de la lecture, attentive à ses conditions sociales et historiques ainsi qu’aux usages des objets imprimés, manuscrits ou numériques.
Programme
Matin
Salle T1 (Télé-amphithéâtre), bâtiment T
Modération : Marie Boivent (Rennes 2, PTAC)
9h15 : Accueil
9h30-10h - Laurence Corbel (Rennes 2, PTAC), "Lectures atmosphériques : entre ambiance
et météorologie"
10h-11h - Marianne Mispelaëre, "Lectures : chorales sans voix"
Interlude - Capsules
11h30-12h - Barbara Bourchenin (Bordeaux-Montaigne, ARTES), "Je traverse ma bibliothèque"
12h00-12h30 - Discussions
Après-midi
Salle recherche UFR ALC, bâtiment B (côté Nord)
Modération : Marie Boivent (Rennes 2, PTAC)
14h30-15h - Francis Raynaud (Rennes 2, PTAC), "Les tapis de lecture de Dominique
Gonzales-Foerster"
Interlude - Capsules
15h15-15h30 - Garance Dor (Rennes 2, PTAC), "La lecture contrariée"
Pause
Interlude - Capsules
16h15-16h45 - Jil Daniel (Paris 8, AIAC), "In medias res, lire les affiches des ateliers
populaires dans leurs contextes"
16h45-17h30 - Discussions