Date de publication
20 janvier 2020
modifié le

Mission scientifique aux îles Kerguelen

Anne Atlan, directrice de recherche au CNRS et socio-écologue, et Véronique van Tilbeurgh, professeure des universités à l’Université Rennes 2 et sociologue de l’environnement, sont parties aux Kerguelen, la première en 2016, la seconde en 2017, pour conduire des recherches sur les valeurs de la nature dans les îles subantarctiques.

Kerguelen

L’archipel des Kerguelen est l’un des cinq districts qui composent les Terres Australes et Antarctiques Françaises (T.A.A.F.). Ce territoire, situé dans l'extrême sud de l'océan Indien, est formé de l'île Kerguelen (ou île de la Désolation), grande comme la Corse, et de près de trois cents îlots. Comme les autres îles subantarctiques, les Kerguelen n’ont pas de population permanente et abritent des bases à vocation scientifique. La gestion fonctionnelle de la base est assurée par l’administration des T.A.A.F. tandis que les projets scientifiques sont coordonnés par l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV).
Anne Atlan et Véronique van Tilbeurgh, toutes deux chercheuses au laboratoire ESO “Espaces et Sociétés”, nous en disent plus sur la mission scientifique qu’elles ont effectuée dans “le coin le plus isolé de la planète”. 

Vous avez embarqué à bord du Marion Dufresne dans le cadre de votre participation à SUBANTECO, le programme de recherche de l’IPEV. Comment avez-vous rejoint ce programme ?

Anne Atlan (AA) SUBANTECO est un programme d’écologie qui a ceci de particulier qu’il s’intéresse à l’écologie terrestre des plantes et des insectes, avec un volet assez important sur les espèces invasives introduites aux Kerguelen. La plupart des programmes dans les îles subantarctiques étudie des espèces emblématiques comme les manchots, les albatros ou les éléphants de mer. SUBANTECO s’intéresse à des espèces moins emblématiques, mais néanmoins représentatives de l’écosystème des Kerguelen. Le programme de l’IPEV n’avait pas de projet en sciences humaines et sociales jusqu’à ce que nous proposions de travailler sur les valeurs affectées à la biodiversité. Je suis partie en novembre-décembre 2016 pour mener une première série d’entretiens afin de réaliser une typologie de ces valeurs et Véronique [ndlr : van Tilbeurgh] est partie l’année d’après pour identifier les processus sociaux à l’œuvre dans la façon dont les individus affectent de la valeur au milieu naturel.

Quel était l’intérêt des Kerguelen pour réaliser ce travail sur les valeurs attribuées à la biodiversité ? 

Véronique van Tilbeurgh (VVT) C’est un milieu très réduit, un peu comme un laboratoire. Les variables sont peu nombreuses et les phénomènes que l’on veut étudier sont exacerbés, ce qui facilite l’analyse et la compréhension des relations entre espèces. En outre, l’espace terrestre des Kerguelen n’a aucune valeur utilitariste. Il n’a pas d’influence sur le climat, il n’est pas habité. Il n’y a pas de production, pas d’exploitation agricole, pas de tourisme, pas d’activités culturelles… Les Kerguelen nous ont permis d’échapper au discours stéréotypé sur la nature qui cherche à savoir en quoi elle est utile à l’homme.

Qui sont les personnes que vous avez interrogées ?

AA Les entretiens ont été menés sur le Marion Dufresne, le bateau qui assure les liaisons avec les îles subantarctiques, et à Port-aux-Français, la base scientifique et militaire des Kerguelen. Nous avons rencontré des scientifiques, des médecins, des infirmiers, mais aussi des artisans, des ouvriers du bâtiment, des boulangers, des cuisiniers, sans compter les volontaires du service civique, les militaires des trois corps d’armée, les marins du Marion Dufresne, les quelques touristes, les ingénieurs météo… Les personnes interrogées ne sont pas très nombreuses, elles ne sont pas représentatives non plus de la population française, mais elles ont des profils très variés qui nous ont permis d’attraper la diversité des valeurs attribuées à la nature, de les identifier et de les analyser.

 

Anne Atlan
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Anne Atlan sur le Marion Dufresne, lors de sa mission aux îles Kerguelen en 2016.

Votre démarche scientifique vous a-t-elle permis d’aller plus loin que les travaux déjà réalisés dans ce domaine ?

VVT Les résultats ont été très riches sur le plan scientifique. Non seulement, nous avons pu faire une typologie de valeurs plus importante, - nous en avons identifié une quinzaine -, mais nous avons pu les questionner et mettre en évidence des processus. Nous avons pu, par exemple, différencier les valeurs esthétiques, voir comment elles s’articulent. En France métropolitaine, la valeur esthétique du beau domine. S’agissant des îles subantarctiques, nous avons identifié une esthétique du sublime dans le discours des enquêtés. Nous avons pu observer que là-bas, la valeur patrimoniale qui repose sur l’idée de transmission aux générations futures, n’est pas présente, contrairement à ici. Ce qui domine aux Kerguelen, c’est la valeur d’existence qui fait débat actuellement pour redéfinir notre relation au milieu naturel.  

AA Oui, la légitimité de la volonté de protéger les Kerguelen tient au seul fait qu’elles existent, indépendamment de leur utilité pour les êtres humains, comme la légitimité à protéger les baleines par exemple. Les Kerguelen n’ont pas d’effet sur l’écosystème, elles sont trop petites pour réguler le climat, elles ne sont pas utiles à l’homme et pourtant beaucoup de gens pensent qu’il est important de les préserver, de savoir qu’elles existent. On accorde beaucoup d’importance au fait qu’elles aient le droit de continuer à exister, même si on ne les verra jamais. C’est une valeur intrinsèque.
Par ailleurs, en ayant une approche sociologique, nous avons aussi pu voir quelles étaient les qualités partagées et les qualités clivantes attribuées à la nature.

Comment des valeurs peuvent-elles être clivantes ?

VVT Les Kerguelen sont une réserve naturelle. La politique de la réserve consiste, en particulier, à lutter contre les espèces invasives introduites par les humains. Il y a des volontaires qui passent leur temps à arracher des plantes introduites. La valeur la plus clivante portait sur l’authenticité. Tout le monde la revendiquait, mais qu’est-ce qu’une nature authentique ? Est-ce une nature imaginée telle qu’elle était avant les humains ou est-ce une nature qui a gardé des traces des humains ?

AA Certains accordent une valeur d’existence à la nature dans son ensemble, d’autres considèrent que les espèces introduites n’ont pas de valeur d’existence et doivent être éliminées. Une année, les cyprès ont été coupés car il s’agissait d’espèces introduites. Les clivages les plus forts concernent les animaux. Par exemple sur l’île d’Amsterdam [ndlr : autre district des T.A.A.F.], des vaches avaient été introduites dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elles se reproduisaient entre elles ; c’était la seule espèce de vaches revenues à l’état sauvage. La décision a été prise de les éliminer parce qu’elles mangeaient l’unique espèce d’arbres qui existe à Amsterdam. L’éradication des moutons et des mouflons aux Kerguelen et la manière dont elle s’est faite a aussi marqué les esprits.

Véronique van Tilbeurgh
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Véronique van Tilbeurgh, lors de sa mission aux îles Kerguelen en 2017.

Comment se déroulaient vos journées à Port-aux-Français ?

VVT L’été, il y a environ 80 personnes à Kerguelen (ils ne sont qu’une quarantaine l’hiver), mais nous ne sommes jamais 80 en même temps sur la base car les scientifiques et les jeunes volontaires du service civique partent récolter des données sur l’île. Ils dorment dans des cabanes qui ressemblent beaucoup aux refuges de haute montagne et peuvent y rester entre quelques jours et un mois. Nous étions les seules à recueillir nos données sur la base - ce qui ne nous a pas empêchées de partir pendant quelques jours explorer l’île. Sur la base, nous étions très bien logées. Chacun a sa chambre et sa salle-de-bain, sauf pendant quelques nuits lors des rotations du Marion Dufresne. De plus, un bâtiment avec des espaces de travail est affecté à chaque programme de recherche. Il n’y a pas la télévision, personne n’écoute la radio. Pour communiquer, nous avions le mail par satellite, qui fonctionnait avec une adresse IPEV.

AA Cette adresse mail, nous l’avons donnée avec une très grande parcimonie ! C’est l’un des avantages d’être là-bas : on est coupé du monde. 

Éléphants de mer aux Kerguelen
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Éléphants de mer se prélassant sur l'île Kerguelen.

Comment cette expérience vous a-t-elle marquée ?

AA C’est une expérience très forte, qui transforme. On est pendant deux mois avec des gens fascinants, exceptionnels, que l’on n’aurait jamais fréquentés autrement… Et tout le monde vit ensemble dans un espace qui est dangereux, - du fait notamment de son isolement -,  ce qui oblige à une solidarité permanente. Personne ne va dans les îles subantarctiques par hasard. Il faut une vraie volonté d’aller là-bas, qui se superpose à l’intérêt purement scientifique ou professionnel. J’ai compris aussi qu’il y a des expériences qui ne peuvent pas se transmettre, qui relèvent de l’émotionnel et du vécu. J’étais très sensible à la beauté des paysages, aux couchers de soleil où les gens sont en larmes et vont se chercher les uns les autres pour admirer le spectacle. 

VVT J’ai adoré le voyage en bateau [ndlr : quinze jours aller, quinze jours retour], la navigation entre les 40e et les 50e parallèles sud entourée d’albatros et d’autres oiseaux des mers J’ai même regretté qu’il n’y ait pas plus de mauvais temps ! Ensuite, il y a la présence et la proximité des animaux sauvages. Ils nous regardent, ils interagissent avec nous. C’est un autre rapport à l’animal et à l’humain. La troisième chose qui m’a marquée, c’est l’isolement dans lequel on est, qui a une influence sur les relations humaines. Nous vivons au sein d’un petit groupe de personnes coupé du monde, dans lequel on observe des dérives autoritaires, de la bienveillance, de l’entraide. Chacun sait qu’en cas de problème, il faudra compter sur les autres. La logistique est très importante également : le générateur, le frigo ne doivent pas tomber en panne… Tout le monde en dépend. Dix jours avant le retour du Marion Dufresne, on s’est aperçu que les réserves s’épuisaient : un matin, il n’y avait plus de jus d’orange, puis le lendemain, c’était un autre aliment qui manquait. Ce serait exagéré de dire que c’était stressant, car il restait de quoi se nourrir, mais c’était un rappel quotidien de notre isolement. 

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