
En quoi consiste le projet de recherche pour lequel vous avez été nommé membre Senior de l'Institut universitaire de France (IUF) ?
Un concours de circonstances m’a amené à bâtir un projet autour de la figure de George Bizet. J’ai beaucoup travaillé sur ce compositeur français et sur Carmen, son opéra-phénomène dont il existe un grand nombre de variantes et d'adaptations culturelles, et qui continue d’être joué dans toutes les grandes salles du monde. Il se trouve qu’en 2025, nous fêterons à la fois le 150e anniversaire du décès de Bizet et celui de la création de Carmen. J’ai également fait des rencontres qui m’ont conduit à proposer ce projet de recherche intitulé « Bizet en son temps : créations, cultures, sociabilités », avec l’idée de réinvestir cette formule très banale et de reconsidérer ce que peut signifier situer un compositeur et une œuvre « en leur temps », à partir d’un exemple emblématique.
Cela rejoint plusieurs projets en cours. Je travaille avec un collègue depuis plusieurs années à une édition critique de Carmen, qui pose de nombreuses questions techniques, notamment parce qu’il existe plusieurs versions et que l'œuvre n’a cessé d’évoluer au cours des répétitions et des premières représentations. Je souhaite aller à l’encontre de l'idéologie de l'œuvre parfaite, fixée, pour montrer l'œuvre en devenir ; tout en cherchant à établir une partition jouable. Dans le cadre de l’édition critique, il faut en effet que la recherche historique d’une part permette de comprendre ce qui s’est passé et les choix des auteurs, d’autre part offre une partition jouable et claire pour les interprètes actuels, une double mission loin d'être facile à réaliser. En complément, j’ai deux projets de livres reposant sur des idées que j’ai en partie abordées dans des colloques et articles et sur les très nombreux documents, dont certains inédits, que j’ai accumulés au fil des années. L’un reliera l’auteur et son œuvre au contexte de l’époque (sortie de la guerre franco-prussienne de 1870, Commune, histoire de l’Opéra-Comique, etc.) ; il repose sur le principe simple qu’une création est modelée par son temps et que son esthétique dépend, pour partie, des structures institutionnelles et de la culture contemporaine. L’autre livre portera sur « l’image de l'œuvre » (décors, costumes, mise en scène) lors de sa création en 1875, très exceptionnellement servie par des artistes de premier plan, comme les peintres Clairin et Detaille, qui ont fait apparaître sur scène une Espagne flamboyante. Le travail créateur n’est pas hors-sol ou purement fantaisiste ; il s’ancre dans un imaginaire collectif et des recherches documentaires, notamment de la part des décorateurs, tout en dépendant de codes et de savoir-faire.
Votre projet inclut la reconstitution d’un salon, pouvez-vous nous en dire plus ?
Un troisième aspect du projet général de recherche concerne les différents réseaux de sociabilité que Bizet a habilement investi et que l’on peut découvrir dans sa remarquable correspondance. À travers ses échanges avec des éditeurs, des interprètes, des compositeurs, des librettistes – en somme le Tout-Paris musical –, il nous fait entrer dans la réalité de son métier avec notamment ses tâches subalternes. Parmi les différentes strates de sociabilités, je m’intéresse particulièrement aux salons, comme lieux interdisciplinaires. L’histoire de la musique a été faite à partir des grandes institutions, des grands auteurs et des grandes œuvres ; les salons, lieux essentiels de la vie musicale et intellectuelle au XIXe siècle, ont été trop longtemps oubliés. Cet axe de mon projet va me permettre de travailler avec des collègues de différents horizons et de resituer la musique dans des échanges avec la poésie, le théâtre, la peinture, etc. Je vais également réaliser des expérimentations et recréer, dans des salons du XIXe récemment restaurés, cette mise en situation spécifique de la musique. Pour cela, je vais collaborer avec différentes personnes en lien avec la conservation de ce patrimoine, mais aussi avec des interprètes sensibles aux questions historiques. Nous allons donc reconstituer cette relation extrêmement vivante entre la musique et d’autres arts, dans un espace très concret.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire de la musique et à l’opéra en particulier ?
Cela s’est fait progressivement. J’ai étudié en conservatoire et à l’université et j’ai peu à peu été passionné par les différentes approches qu’offraient les études sur la musique – historiques, esthétiques, analytiques, – tout en regrettant que les lettres, l’histoire et l’histoire de l’art soient quasiment absents de nos formations. J’ai également rencontré des personnes qui ont marqué ma formation intellectuelle. La recherche, c’est souvent un concours de circonstances, d’opportunités. Pour moi, qui aime la rencontre entre les arts, l’opéra est l’objet rêvé. Par nature, c’est un phénomène culturel extraordinaire qui ouvre à la pluridisciplinarité.
Vous êtes arrivé à Rennes 2 en 2002, et vous êtes à l’origine de l’option « Musicologie » au sein du DEA Histoire et critique des arts (2003).
Oui, on peut dire que je suis arrivé au bon moment. Je succédais à Marie-Claire Mussat ; le département avait été organisé en partie autour de la participation au concours (CAPES et agrégation) mais souhaitait s’ouvrir davantage à la recherche. J’ai pu débuter un séminaire de musicologie et, peu après, la structure master a permis d’élargir et de mieux structurer notre offre après la licence. Nous avons d’ailleurs à Rennes une offre remarquable dans le domaine des arts. Le seul élément manquant, c’est la danse, qui se lie pourtant parfaitement aux arts du spectacle et à la musique. Je rêve donc d’un département de danse, ou au moins de l’arrivée de nouveaux collègues spécialisés en danse.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?
Je ne saurais choisir, c’est comme me demander quel morceau de musique je préfère, c’est impossible d’en sélectionner un. Mais ce que je défends, c’est la notion d'enseignant-chercheur. Le système universitaire actuel et son manque de moyens met malheureusement actuellement en péril ce principe, pourtant capital dans les sciences humaines et sociales. Je dis souvent que l’étudiant qui bénéficie le plus de mon travail, c’est moi-même : la préparation des cours, puis les réactions et questionnements des étudiantes et étudiants, c’est un travail qui me nourrit considérablement. En tant que chercheur, on a parfois tendance à trop se spécialiser, à perdre l’échelle des choses, cela permet donc de les remettre à leur place. Et puis à Rennes 2, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes remarquables dans d’autres disciplines et de réfléchir avec elles à des objets communs pour lancer des projets et réaliser des publications. C’est une autre richesse qu’il faut préserver.