Date de publication
14 novembre 2024
modifié le

“Le conte, c’est le miroir de la société”

Conteuse depuis 25 ans - sous le nom de Myriame El Yamani -, Myriame Martineau enseigne la sociologie de l’oralité et de la culture à l'Université du Québec à Montréal (UQAM). L’EUR Approches créatives de l’espace public (CAPS) l’a accueillie en cet automne 2024, pour notamment donner un séminaire intensif à ses étudiantes et étudiants de master.   

Myriame El Yamani/Myriame Martineau donnant une conférence à Rennes 2
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Crédit : EUR CAPS

À quoi ressemble “le monde du conte” au Québec ?

C’est justement tout l’objet de la recherche qui dresse pour la première fois un portrait sociologique des conteuses et des conteurs - ces termes restant ambigus, tout comme la définition du conte est ambiguë. Pour cela, j’ai rencontré 80 personnes, soit environ la moitié recensée par le Regroupement du conte au Québec avec des questions sur leurs pratiques, leurs diffusions, leur conception de cet art de la parole. Les résultats de ma recherche vont à l’encontre de certains stéréotypes sur ce milieu. Il est souvent dit que ce sont toujours les mêmes personnes qui racontent, et qu’il n’y a pas assez de lieux pour le faire. Mon échantillon comprend autant d’hommes que de femmes, 29 minorités ethniques, 12 Autochtones, 4 personnes aux appartenances multiples et 35 majoritaires (Québécois·es d’ethnicité canadienne-française), mais j’ai en effet constaté que ces derniers racontent beaucoup plus dans les lieux institués de la culture (théâtres, musées, maisons de la culture, etc.) et sont mieux rémunérés. Les autres se produisent plutôt sur des scènes ouvertes dans des lieux du quotidien, notamment des bars, des parcs, des centres communautaires, etc. Contrairement aux clichés sur les conteuses pour enfants, les hommes sont plus nombreux à conter dans les centres de petite enfance (crèches) que les femmes. Autre élément de surprise : alors que les conteurs et conteuses étaient autrefois analphabètes, ils et elles sont aujourd’hui des universitaires de formation, hautement scolarisé·es.  Les conteurs et conteuses ne viennent plus d'une tradition orale de transmission de contes mais puisent leurs inspirations dans les livres.

D’où vous vient cet intérêt spécifique pour les voix des femmes et celles des minorités ethniques et autochtones ?

Cette recherche part de ma propre pratique. Cela fait 25 ans que je raconte. J’ai fait partie de l’équipe de la première heure du bar Le sergent recruteur, qui est devenu un haut lieu du conte au Québec, puisqu’il y a aujourd’hui plus d’un an d’attente pour s’y produire… J’y ai d’ailleurs capté des contes dans le cadre de mon étude afin d’analyser la gestuelle des conteurs et conteuses. 

J’ai donc adopté pour cette enquête sociologique un point de vue minoritaire qui est le mien, en tant que femme, féministe et de par mes multiples origines ethniques. Je m’intéresse beaucoup aux discriminations et je coordonne d’ailleurs un comité du syndicat des professeur.e.s de l’UQAM (SPUQ) de lutte contre le racisme Autrefois, les conteurs et les conteuses étaient des personnes importantes, très considérées dans leurs communautés - ce sont pour moi les ancêtres des journalistes, qui apportaient les nouvelles au village. Je me suis demandé pourquoi ce n’était plus le cas aujourd’hui, pourquoi ces paroles minoritaires étaient niées, silenciées, discriminées. Ayant vécu du racisme, je suis sans doute encore plus sensible aux voix qu’on n’entend pas. La prise de parole en public est politique et d’autant plus précieuse que tout le monde n’y a pas accès. 

Pourquoi est-il nécessaire de se raconter des histoires ? Car une culture qui n’a plus d’histoires à se raconter disparaît. Le conte, c’est le miroir de la société. 

Myriame El Yamani sur scène
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Extrait du spectacle Déparlages, le 6 novembre 2024. Crédit : EUR CAPS

Comment s’articule votre pratique d’artiste et de chercheuse ?

Conteuse depuis 25 ans, j’ai aussi été gestionnaire culturelle d’un festival international de conte en Acadie (NICA), et de la Maison internationale du conte à Montréal, tout en faisant en parallèle du journalisme. Puis en 2013, je suis entrée à l’UQAM où j’ai eu la chance de mettre sur pied un cours unique au Canada, qui s’intitule “Voix, Parole(s), oralité - Laboratoire-atelier sur le conte”. J’y apprends aux étudiantes et étudiants à raconter un conte, et de manière plus générale à prendre la parole en public. Je vais bientôt être à la retraite, donc être conteuse va redevenir mon métier principal - parce qu’on l’est jusqu’à la fin de sa vie. 

En quoi consiste votre collaboration avec l’EUR CAPS ? 

J’ai rencontré l’équipe de l’EUR CAPS grâce à Anne-France Kogan, professeure en sciences de l'information et de la communication à Rennes 2, avec qui nous partageons des champs de recherche. En tant qu’enseignante-chercheuse-créatrice, je me situe à ce croisement spécifique que l’EUR CAPS propose d’explorer. Je suis donc venue en octobre à Rennes, au Bois Perrin, donner aux étudiantes et étudiants du master CAPS un séminaire intensif d’une semaine sur la sociologie de l’oralité et arts performatifs. L’objectif était de leur permettre de raconter leur projet de recherche sans présentation powerpoint, ni notes, ni téléphone… sans rien : juste avec leur présence. C’est donc, entre autres, un apprentissage de la prise de parole en public, à partir de la structure du conte qui est extrêmement fixe. 

Pouvez-vous nous en dire plus sur le programme de votre séjour ? 

J’ai donné deux conférences, une contée sur la parole des femmes et une entrevue-discussion avec Aya Chriki, doctorante du laboratoire PTAC de Rennes 2 et Paloma Fernandez Sobrino, directrice artistique de L'Age de la Tortue, sur la parole des minoritaires dans l’espace public, avec l’animation des master 1. Après le séminaire, j’ai réalisé une résidence artistique sur la Déparleuse, un bâteau-atelier conçu par les artistes Olive Martin et Patrick Bernier, et nous nous sommes produit·es au Grand Cordel à Rennes le mercredi 6 novembre 2024 à 18h30 devant une salle comble. 

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