Date de publication
16 février 2022
modifié le

Budget participatif : « Le modèle originel a un vrai but de justice sociale »

À l'approche des résultats du budget participatif étudiant 2023, Sébastien Ségas, maître de conférences en science politique à Rennes 2, se penche sur cet outil de la démocratie participative né au Brésil à la fin des années 1980.

Pour commencer, pouvez-vous donner une définition de la démocratie participative ?

La démocratie participative cherche à agir sur une double coupure : celle entre représentant·e·s et représenté·e·s, d’une part, et celle entre expert·e·s et profanes d’autre part. L’idée est de faire participer à des décisions publiques des personnes possédant une expertise d’usage, qui n’est pas celle des politiques ni celle des expert·e·s. Cela recouvre une grande variété d’expériences. On peut les classer en deux catégories : les premières sont apparues lors de mouvements sociaux, portées par des militant·e·s souvent ancré·e·s à gauche dans une volonté contestataire. Par exemple, les ateliers populaires d’urbanisme ont été créés en France pour protester contre les municipalités de droite dans les années 1960. Ces expériences relèvent d’une démocratie « ascendante ». Depuis les années 1990, il y a un deuxième mouvement plus descendant, de démocratie « invitée », proposé cette fois par les pouvoirs publics. Les élu·e·s ont commencé à œuvrer à cette époque pour une reconnaissance juridique de ces pratiques ; par exemple, au début des années 2000, les conseils de quartiers sont devenus obligatoires en France dans les communes de 80 000 habitant·e·s.

Quelle est la place des budgets participatifs au sein des outils de la démocratie participative ?

Il existe plusieurs façons de classer les dispositifs de participation. Si on se réfère à la grille nord-américaine des études sur ce sujet, trois questions se posent. La première, c’est celle du public : qui est invité·e à participer au dispositif ? Pour le budget participatif de Rennes 2, les étudiant·e·s sont ciblé·e·s. Deuxième question : à quoi est-on invité·e à participer ? Le dispositif peut être une simple consultation, une co-construction, voire même une délégation totale de la décision politique. L’impact décisionnel est assez haut pour le budget participatif étudiant : on peut être force de proposition sur les projets, et chaque vote est pris en compte pour la distribution des fonds. Troisième question : selon quelles logiques est-on associé·e ? Quelles sont les règles du jeu ? Un grand débat traverse toute la démocratie participative entre logique agonistique et délibérative : la décision finale doit-elle être le résultat d’un affrontement entre des personnes qui portent des intérêts différents, avec des vainqueur·e·s et des vaincu·e·s, ou bien doit-on arriver à un niveau de consensus maximal ? Dans le second cas, il y a l’idée que la démocratie participative pourrait être le lieu de l’avis éclairé, où se crée un changement chez les individus à mesure qu’ils·elles discutent des projets, presque un lieu de formation. Les projets des budgets participatifs étudiants sont en compétition, ce qui répond plutôt à une logique d’affrontement.

Sébastien Ségas
Légende

Sébastien Ségas. 

Comment sont nés les dispositifs de budgets participatifs ?

Ils sont nés à Porto Alegre, au sud du Brésil, dans un contexte militant très spécifique, portés par une municipalité d’extrême-gauche. Quand le Parti des travailleurs arrive au pouvoir à la fin des années 1980 dans cette ville, son but revendiqué est de « démocratiser la démocratie » et « d’inverser les priorités » en faisant participer les exclu·e·s du système démocratique et en redistribuant les richesses. Grâce à un système de coefficients, ce sont les quartiers les plus défavorisés dont les votes ont le plus de poids et à qui le plus de budget est attribué. Le modèle originel du budget participatif a donc un vrai but de justice sociale. Il va se diffuser d’abord en Amérique du Sud puis vers l’Europe et le reste du monde, en particulier grâce au premier Forum social mondial qui a lieu à Porto Alegre en 2001 en réponse au Forum économique mondial de Davos. En France, c’est dans la « ceinture rouge », les villes à municipalité communiste autour de Paris, que les premiers budgets participatifs apparaissent au début des années 2000. Aujourd’hui, ce dispositif s’est largement dépolitisé dans le contexte français : des villes positionnées au centre et à droite de l’échiquier politique, comme Antony, mettent désormais en place des budget participatifs.

Pianos, bornes d’arcade, salle de sieste… On observe que les projets financés par les budgets participatifs étudiants dans les universités sont souvent les mêmes. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ?

On peut avancer quelques hypothèses. Ce phénomène de standardisation peut être lié au fait qu’il s’agit de microprojets, à la fois parce que les budgets sont relativement faibles et que l’enveloppe est répartie entre de nombreuses propositions. Cela favorise les projets de proximité à intérêt immédiat – d’ailleurs, c’est une critique classique faite à ces dispositifs qui dotent les participants d’un impact décisionnel fort mais sur des projets de faible portée (c’est la thématique de l’enfermement dans des micro-projets). Il y a également probablement un effet d’imitation d’une université à une autre, et puis, je remarque ces derniers temps une tendance à l’appropriation ludique des espaces étudiants ; c’est de l’ordre du ressenti mais il me semble qu’il y a là une volonté de faire entrer le monde du loisir dans les locaux de l’université. Enfin, ce phénomène montre tout simplement peut-être que le registre de l’action collective n’est pas infini.

Comment faire pour que les outils de la démocratie participative bénéficient à tou·te·s et pas uniquement aux groupes les mieux organisés ?

Développer un projet, faire campagne pour obtenir des votes… Cela fait appel à des compétences en termes de capital culturel et d’action collective. Une des conséquences de la structure des budgets participatifs, c’est effectivement de faire émerger des groupes déjà organisés. Les personnes multipositionnées, déjà mobilisées dans les associations et syndicats étudiants, dotées d’un fort capital militant (au sens large) sont certainement surreprésentées dans le cadre du budget participatif étudiant. Une des questions qui se pose est de savoir comment faire pour que des projets soient aussi portés par des publics minorés ou plus marginalisés. Dans certains dispositifs, des équipes d’ingénierie de projets travaillent spécifiquement sur l’accompagnement de ces publics, pour aller les chercher et les « former » au dépôt de projet. Différents aménagements sont possibles pour essayer de favoriser l’expression de tou·te·s : le tirage au sort des participant·e·s avec des panels représentatifs par exemple, l’organisation géographique des réunions dans les quartiers pauvres comme à Porto Alegre ou encore, comme on le voit à Rennes pour des conseils de quartiers, la mise en place de garderies d’enfants pour recréer de la disponibilité chez les femmes.

Conférence de Sébastien Ségas
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