Date de publication
26 janvier 2023
modifié le

Beyoncé à l’École normale supérieure : 3 questions à Emmanuel Parent

Maître de conférences en musiques actuelles et ethnomusicologie à l’Université Rennes 2, il dispense une conférence sur l’icône de la pop le 26 janvier 2023 à l’ENS.

Beyoncé
Légende

Crédit photo : Noemi Nuñez

Intitulé “Beyoncé : nuances d’une icône culturelle”, ce séminaire d'élèves de l’ENS “a pour ambition de réfléchir aux notions de culture et de représentativité. Il part de la figure de Beyoncé, une icône pop mondiale, pour aborder quelques-unes des thématiques essentielles du monde contemporain”. Sur quelle thématique allez-vous intervenir ?

Ce séminaire s’inscrit dans le champ de recherche des cultural studies, c’est-à-dire l’étude des cultures médiatiques contemporaines, dont Beyoncé est une figure majeure. Elle est un objet d’études intéressant parce qu’elle bouscule les codes, qu’elle est sortie de son statut de produit pour affirmer des positionnements inhabituels dans le domaine de la musique mainstream, sur la thématique du féminisme par exemple. Le séminaire porte sur la façon dont Beyoncé incarne des questionnements sociaux contemporains et s’intéresse à l'évolution de son discours depuis ses débuts avec les Destiny’s Child - j’interviens de mon côté sur sa musique, sur ce que nous dit l’évolution sonore des productions musicales de Beyoncé elle-même. Je croise l’étude de la musique avec la théorie africaine américaine, que j’enseigne à Rennes 2, en me focalisant sur Lemonade, un concept album très riche musicalement et entièrement clipé, sorti en 2016. Que ce soit au niveau des paroles, des clips ou de la musique, Beyoncé y mobilise des références et juxtapose une diversité de styles - country, rap, RnB, dance soul, etc. : c’est une revendication de ce qu’on appelle le continuum des musiques noires, la Great Black Music [voir les ressources utiles en fin d’article, NDLR]. Le simple fait de s’inscrire dans cette tradition, c’est un positionnement politique, et elle s’en sert pour donner de l’écho au mouvement Black Lives Matters, avec de nombreuses références aux jeunes hommes noirs tués dans les années 2010.

Daddy Lessons, le morceau préféré d’Emmanuel Parent

Mais Lemonade est surtout connu parce qu’elle y raconte les tromperies de son mari Jay-Z ?

C’est vrai que des intellectuel·le·s ont jugé l’histoire de papier glacé, mais Lemonade est avant tout un long blues. Traditionnellement, le blues est une plainte à la première personne qui prend le prétexte de la souffrance amoureuse pour évoquer d’autres formes d’oppressions. Beyoncé donne à sa déception amoureuse une dimension plus politique en faisant un lien avec la violence contre les personnes noires, et ces femmes qui restent seules après la mort de leurs maris ou de leurs fils qui se font tuer. C’est aussi un récit ancré dans le sud caribéen des Etats-Unis. Beyoncé se décrit elle-même comme une “Texas Bama”, une provinciale du Texas, et revendique cet héritage via le recours au country - un genre considéré à tort comme blanc alors qu’il est également au croisement de l’identité noire et sudiste -, des références à la cuisine, à certaines formes de religion afro diasporiques. On retrouve notamment le mythe de la conjure woman, celle qui soigne les âmes par les plantes et le vaudou, un mythe entretenu par les premières blueswomen au début du XXe siècle. Le blues est aussi un espace contre culturel d’émancipation, particulièrement pour les femmes comme l’a montré la théoricienne Angela Davis dans Blues et féminisme noir, que réactualise Beyoncé.

Les élèves à l'origine de ce séminaire disent s’inspirer “d’un postulat central des cultural studies, qui entend remettre en cause la scission entre une culture dite légitime et savante et une culture populaire ”stigmatisée””. Comment avez-vous vécu le remous médiatique provoqué par le lancement du séminaire, en novembre 2022 ?

Oui, il y a eu une bulle médiatique parce que l’influenceuse Lena Situations en a parlé. Associer Beyoncé et l’ENS, ça surprend toujours, alors que nous travaillons en France sur les cultural studies depuis plus de vingt ans, et c’est loin d’être le premier séminaire sur un phénomène pop organisé. Par exemple, je dirige une revue de recherche sur les musiques populaires, Volume !, qui existe depuis 2002. Et j’ouvre mon cours sur la musique africaine américaine, que je donne depuis 2017 en licence 3 Musicologie à Rennes 2, par Formation de Beyoncé. Il est vrai qu’historiquement, les cultural studies ne se sont pas développées en France comme un champ de recherche à part entière, donc elles sont moins visibles. Mais bien présentes, la preuve !

Ressources :

“Beyoncé : la reine et le vernaculaire”, Lili, la rozell et le marimba, revue de La Criée, centre d’art contemporain à Rennes, 2021.

Great Black Music. Les musiques noires dans le monde, catalogue de l’exposition du même nom présentée à la Cité de la Musique à Paris sous la responsabilité scientifique d’E. Parent, Actes Sud, 2014.

En vidéo ci-dessous, la conférence d’Emmanuel Parent sur Beyoncé en 2021 dans le cadre du festival Travelling

v-aegirprod-1